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La plus vivante des encyclopédies universelles


L'Inde par Amina OKADA


Loin de nous dans le rêve et dans le temps, l'Inde appartient à l'Ancien Orient de notre âme », écrivait André Malraux dans les Antimémoires. Les derniers rajahs ne sont pas des pharaons, mais les brames de Bénarès évoquent les prêtres d'Isis, les fakirs ont fait rêver Alexandre, et les paons dans les palais déserts d'Amber m'avaient rappelé les foules de Chaldée ébahies par les ambassadeurs des royaumes indiens « dont les oiseaux savaient faire la roue ». Et cette autre Egypte, dont le peuple et les croyances auraient à peine changé depuis Ramsès, était sans doute la dernière civilisation religieuse, certainement le dernier grand polythéisme. Que devient Zeus, en face de Çiva ? Le seul dieu antique dont le langage soit digne de l'Inde, c'est le dieu sans temples : le Destin.

De cette civilisation, que connaissais-je réellement ? Ses arts, sa pensée, son histoire. Comme des grandes civilisations mortes, à cela près que j'avais entendu sa musique, et que j'avais rencontré quelques gourous, ce qui n'était pas sans importance dans un pays dont la pensée religieuse exprime une Vérité qui ne doit pas être comprise, mais vécue : « Ne rien croire que l'on n'ait d'abord éprouvé. » Je n'avais pas la présomption de « connaître » - au passage...- une pensée qui avait résisté à dix-sept conquêtes et à deux millénaires ; j'essayais de saisir les grandes rumeurs dont elle m'obsédait ».

De fait, que connaissons-nous réellement de l'Inde ? Que savons-nous au juste de son antique, foisonnante et complexe civilisation, de ses langues et dialectes multiples, de son immense littérature, de la grandeur et de l'ampleur de sa pensée spéculative ? Peu de choses, en somme, car l'Inde pour nous être intuitivement familière se dérobe volontiers à notre compréhension et demeure souvent, pour l'Occidental « égaré dans l'Orient compliqué avec des idées simples », source de confusions faciles, de méprises ou encore d'engouements par trop naïfs. N'est-ce pas là le plus singulier paradoxe de ce pays universellement admiré que de se révéler essentiellement insaisissable pour le plus grand nombre, y compris pour ceux qu'il envoûte et fascine, et dont nous savons qu'ils sont légion.

Ainsi, les Français aiment l'Inde, mais la connaissent peu, ou mal. Prosaïques héritiers des voyageurs romantiques d'antan ou des aventuriers venus chercher fortune dans le sous-continent, les touristes Français d'aujourd'hui abordent, en nombre toujours plus grand, aux rivages d'une Inde dont ils reviennent immanquablement conquis. Rares sont, en effet, les déçus de l'Inde : les esprits romanesques et nostalgiques y retrouvent les souvenirs fabuleux de l'Inde romantique qu'immortalisa Rudyard Kipling, et dont les féeries bercèrent notre enfance ; les âmes enclines au mysticisme s'y abîment dans des quêtes mystérieuses : les amateurs de sensations intenses y sont confrontés à l'exubérance d'une terre aux couleurs et aux senteurs fortes et âpres, fertile en contrastes saisissants...

L'Inde, disait Malraux, appartient à l'Ancien Orient de notre âme : rarement phrase plus juste aura été écrite sur ce pays qui, plus qu'une simple nation parmi d'autres, est un univers d'une richesse confondante, déroutante. Et, dans l'imaginaire - ou l'inconscient - occidental, la Route des Indes ne serait-elle pas une sorte de voie royale vers la nostalgie de l'âme, vers la terre bénie des dieux, où les temps révolus, avec leur cortège de souvenirs poétiques et troublants, affleurent encore en des lieux insolites, déconcertantes réminiscences d'une improbable continuité... Car bien qu'ils relèvent d'une culture étrangère à celle dont nous nous réclamons, bien des aspects de ce grand pays continuent de nous être chers - telles ces visions de l'Inde de jadis et de naguère, auréolée de gloire et de faste, avec ses tigres et ses paons, ses princes aux turbans sertis de gemmes, ses charmeurs de serpents et ses fakirs, ses anachorètes aux membres secs et noueux, aux corps gris de cendre, aux regards farouches ou hallucinés...

Et à ces évocations suscitées par une Inde immémoriale, quasi mythique et pourtant bien réelle - mais qu'il ne nous fut pas donné de réellement côtoyer s'ajoute peut-être, pour nous Français, le regret nostalgique d'une grande aventure manquée, d'un empire colonial avorté - ou somme toute dérisoire au regard de la grandiose épopée britannique ! Car il fut un temps où, entre déclinaison latine et table de multiplication, les voix claires des enfants que nous étions naguère égrenaient en une morne litanie les noms chantants des anciennes possessions territoriales françaises sur les côtes de Malabar et de Coromandel, ou encore au Bengale : Mahé,Yanaon, Karikal, Pondichéry, Chandernagor ...

Est-ce en raison de cet empire colonial sans lendemain, de cette épisodique présence française en Inde que la civilisation et la culture de ce pays demeurent chez nous si mal connues ? Certes, les Français aiment l'Inde, mais ont-ils jamais cherché à la connaître vraiment ? Certes, les travaux érudits, les traductions rigoureuses de textes sanskrits, bengalis, tamouls ou ourdous, les nombreuses publications savantes et spécialisées consacrées aux littératures, aux religions, aux arts de l'Inde ne manquent pas, qui témoignent avec éclat des compétences et du sérieux des chercheurs français.

Des doctes travaux d'Anquetil-Duperron et de Garcin de Tassy aux ouvrages fondamentaux de Sylvain Lévy, Louis Renou ou Jean Filliozat, l'indianisme français n'a cessé, depuis le XVIIIe siècle, de briller de tous ses feux et aujourd'hui encore les nouvelles générations de chercheurs, dépositaires de cet héritage prestigieux, approfondissent et amplifient l'oeuvre accomplie par ces pionniers. Les travaux érudits de ces savants permettent aux lecteurs profanes et aux « non-initiés » d'approcher les réalités fondamentales de l'Inde et mettent, de surcroît, en garde les fervents de l'Inde contre certains des pièges et des mirages dont regorge ce pays, dont les charmes et les attraits peuvent se révéler singulièrement nocifs aux âmes faibles ou déficientes.

De la même façon, les nombreux articles des journalistes de L'Illustration consacrés à l'Inde - et dont le premier en date concernant la création par le gouverneur général de l'Inde d'un nouvel ordre d'honneur destiné aux troupes indigènes parut dans le tout premier numéro de L'Illustration, le 4 mars 1843 ! - furent d'excellents garde-fous contre les opinions absurdes, les appréciations simplistes et toutes faites, les préjugés les plus tenaces.

Durant plus d'un siècle, nombre de ces reportages haut en couleurs et riches d'informations inédites vinrent éclairer d'un jour souvent original telles ou telles facettes de l'histoire comme de la civilisation indiennes. Si la part faite à la présence britannique dans le sous-continent fut fatalement prépondérante et si de longues colonnes sont consacrées au voyage du Prince de Galles à Bombay en 1875 - et à l'étonnant dîner de gala qui fut alors donné en son honneur dans la grotte d'Elephanta, au large de Bombay - ou encore au fameux Durbar de 1911, aux fêtes du couronnement du roi-empereur George V et de la reine Mary-, si de nombreux articles relatent les débuts de l'agitation nationaliste, le voyage de Gandhi en Europe et son retour triomphal dans son pays, les arrestations de Jawaharlal Nehru en 1940, nous n'en découvrons pas moins aujourd'hui avec un plaisir renouvelé, les reportages ayant plus directement trait à la présence française en Inde.

Ainsi prenons-nous connaissance du voyage entrepris en 1849 par M. Lavanchy, négociant, dans le royaume de Cachemire, d'un débarquement de troupes françaises à Pondichéry en 1858, ou encore de la mise à flot d'un bâtiment de l'Inde française à Karikal.

Nous lisons, non sans une certaine émotion, sous la plume de E. Hecquet, membre de la petite colonie française de Karikal que la fête du 15 août y était célébrée dans le plus grand enthousiasme, car « ce beau jour réveille, en effet, chez l'Européen, l'amour de la patrie absente, et chez l'Indien, un juste sentiment de satisfaction et d'orgueil d'être abrité sous notre noble et glorieux drapeau ». A côté de nombreux articles sur les établissements français de l'Inde, quelques pages plus insolites concernant le fastueux maharajah de Kapurthala, francophile impénitent dont le vaste palais, achevé en 1908, est un exemple délicieusement hybride d'architecture française, où se mêlent les styles Louis XIII et Empire. A ce Versailles de l'Hindoustan oeuvrèrent deux architectes français, Alexandre Marcel, architecte du roi Leopold, et Paul Boyer, tandis que la décoration des façades du palais était confiée aux artistes Derbois et Tessier. Lors des fêtes données pour l'inauguration du palais, les principaux rajahs de l'Inde et les hautes personnalités du pays furent conviés dans les vastes jardins à la française, où s'épanouit à profusion la luxuriante végétation des pays orientaux. Et, en février 1911, lorsque Tikka Sahib le prince héritier de Kapurthala, épousa en grande pompe la princesse Bibi Sahib de Jubal, le Tout-Paris assistait aux fêtes nuptiales dé Kapurthala. Etaient présents le prince Antoine d'Orléans et Bragance, le prince et la princesse Amédée de Broglie, le prince Albert de Broglie, la comtesse de Pracomtal, et tant d'autres... A l'issue du banquet célébré dans le Durbar Hall, André de Fouquière rappela avec lyrisme et émotion combien « les chevaliers de France admiraient le respect aux traditions dont les nobles Hindous leur avaient rappelé l'utilité impérieuse ».

Enfin, c'est avec le plus grand intérêt que nous prenons connaissance des différentes étapes du long voyage entrepris par Georges Clemenceau en Inde de décembre 1920 à mars 1921, puisque L'Illustration eut alors l'heureuse idée de publier les télégrammes que le « Tigre » adressait tous les dix ou douze jours à ses proches restés en France et dans lesquels il livrait de brèves impressions sur son voyage. A Gwalior, où il participe à une grande chasse aux fauves, Clemenceau note non sans fierté qu'il lui revint d'abattre deux grands tigres. De Bénarès, le 13 décembre 1920, il avoue « sa surprise de trouver le Gange d'un joli bleu vert que je n'osais prévoir en raison de ce qu'on lui confie. Je suis allé voir brûler les morts puis j'ai parcouru à pied les rues de la ville... ».

Outre le témoignage des mots, l'un des grands atouts de L'Illustration fut naturellement son incomparable richesse iconographique, l'abondance de gravures et de photographies constamment offertes à l'attention des lecteurs.

Par-delà leur valeur documentaire, certaines sont d'une singularité et d'une poésie telles qu'elles hantent longtemps notre imagination. Ainsi, comment oublier, parmi les photographies prises par Melle Marie Gallaud à Bénarès, dans L'Illustration du 17 août 1929, la saisissante vision du Gange charriant dans ses flots sombres un cadavre, tandis qu'un vautour, ses grandes ailes largement déployées, s'accroche à la tête du mort. « Le Gange tragique : vautour agrippé sur la tête d'un cadavre » : telle est la laconique légende accompagnant ce document troublant, d'une poignante et funèbre beauté, et qui, semble être quelque lointain reflet des graves méditations qu'inspira à André Malraux la ville sainte de Bénarès. « A cette heure, Bénarès, c'était le Gange. Un épervier suivait notre bateau, entre les feux toujours renouvelés des bûchers, et les piles du bois des crémations. Dans le battement du fleuve couleur de chanvre comme la cité, une voix silencieuse citait en moi : « Voici les eaux sacrées du Gange, qui sanctifient la bouche entrouverte des morts... ».

La grande prière de l'Inde, que connut sans doute l'Occident lorsque les premières volées de cloches éveillèrent le peuple fidèle dans l'aube mérovingienne, montait de cette multitude qui depuis tant d'années saluait le même fleuve et le même soleil par les mêmes chants - et par les mêmes crémations qui brûlaient négligemment ce que l'Occident appelle la vie... (Antimémoires).

Amina OKADA
Conservateur au Musée National des Arts Asiatiques Guimet