L’Afrique par Nicolas Hulot
Nicolas Hulot

Troublante, cette image qui ne sera jamais stéréotypée de cette Afrique éternelle et mobile. Soudain, j'avais retrouvé cette sensation rare, éprouvée dix mille kilomètres plus au sud dans la bordure orientale du désert du Kalahari, quand j'avais embarqué dans mon hélicoptère de poche ce Boschiman qui, pour la première fois de sa vie, s'élevait au dessus de son site. Survolant une aire dont il connaissait la moindre tige végétale, il découvrait un monde qui l'enchantait et le déroutait. Devant le spectacle magique de la colline de Tsodilo, l'homme du « bush » éprouvait une autre dimension.

Crédule et incrédule, nourrie du passé qui peut paraître l'immobiliser, cette Afrique de l'Aïr ou de Tsodilo est la même que celle qui s'adapte, qui se développe en s'affrontant à une nature qui est certainement l'une des olus injustes du monde. Rien n'a été épargné au continent noir, où tout est surdimensionné. L'esuace, infini, meurtrier, qui complique tout échange.
Les éléments, le soleil qui ne sait que brûler ; la pluie qui ne sait que noyer, inonder, emporter. Les maladies, de la lèpre à la mouche tsé-tsé, aux allures de cataclysme. L'homme venu d'ailleurs, souvent le Blanc (mais pas toujours) qui l'a colonisé, pillé. On est venu y faire tout et n'importe quoi. L'Afrique a suscité toutes les convoitises. De ce territoire prodigieux on a voulu rapporter tous les trophées. Dès le seizième siècle, on l'a vidé de son sang en le ponctionnant de ses hommes, femmes et enfants qui allaient mourir esclaves dans les Amériques déjà vidées par l'ethnocide : l'équivalent de la population de la France des Valois s'est trouvée jetée aux fers dans les plantations du Nouveau Monde. Dramatique destin sans exemple. Avec quelle avidité les conquérants se sont précipités sur tout ce qui bougeait.

Les petits Français fantasmaient sur cette Afrique, à cause des récits de Jules Verne. Le Voyage en ballon se déroule en Afrique, et l'« Histoire de trois Anglais et trois Russes » (aujourd'hui peu faciles à trouver) m'avaient donné envie de découvrir enfin le Zambèze. Tout comme les aventures de Livingstone et de Stanley ont enchanté les jeunes Anglais et Américains... Car cette saga africaine dont le passé est aussi prestigieux que récent (moins de cent ans !) a été une obsession mondiale, une inépuisable source d'inédits, de premières.
Aujourd'hui encore, l'Afrique demeure un fantastique terrain d'aventures nouvelles. Le continent noir, cet énorme et massif fragment de globe, a attiré des gens d'exception et de vraies personnalités même si leur éthique nous paraît aujourd'hui périmée ou insupportable.
Et ce volume nous rappelle des extraordinaires destinées qui se sont organisées autour d'un rêve majeur ; aller là où les autres ne sont pas allés. Aller plus loin. Plonger dans ce cosmos végétal, creuset de tous les excès et de toutes les souffrances. Geste provoquant, que ce soit pour trouver des émeraudes, acculturer ces animistes aux rites farouches, mais geste de « bravoure » sans exemple dans son intensité et sa brutalité. Quelle intelligence devaient avoir ces aventuriers de la fin du XIXe siècle, par ailleurs si petits bourgeois, pour s'affranchir de toutes ces contraintes d'une nature vorace dans laquelle ils se sont tous engouffrés comme dans la gueule d'un moloch.

Mais à la différence des chutes du Niagara, bouffées par la civilisation industrielle, et surtout devenues un haut-lieu de l'exploitation du tourisme de masse, les chutes de Victoria sont restées originelles. Et si nous n'avons pas la primeur, nous en avons quand même la saveur : on peut toujours les admirer, comme lui, avec un premier plan d'impalas broutant, l'oreille frémissante. On peut toujours traverser le fleuve en sa majesté, sur un kayak léger et instable, dérangé par une famille d'hippopotames soulevant des vagues, ou frôlé par une petite bande d'éléphants dont les quatre tonnes ignorent votre étrave fine, dont les pattes en marteau-pilon, transformeraient votre pagaie en brindilles.
Quels chocs de cultures ! Là encore, cette énorme différence de potentiels est demeurée. Parce que l'Afrique c'est d'abord des hommes, et des hommes gais qui possèdent un merveilleux instinct de la nature, un sens inné de la survie. Dans leur philosophie apparemment moins sophistiquée que la nôtre, ce sont des épicuriens, très épicuriens. Malgré les détresses, ils gardent le sourire. Malgré leurs souffrances, ils gardent leur fierté. Il y a toujours un sourire en Afrique torturée de toutes les cruautés, terrain d'expérimentations de toutes les bêtises des Blancs. Le continent s'est trouvé placé par l'Histoire au confluent de conflits médiévaux avec des armes de l'an deux mille. Et si les guerres intrafricaines sont bien antérieures à la colonisation officielle, elles ont été attisées par les Blancs qui ont tout amplifié en prenant partie. Dernier exemple, et détestable, la Namibie : c'est l'intérêt occidental qui génère le chaos.
Dans la somme d'images que vous allez découvrir et décrypter, je note à propos de ces interventions mutilantes des puissances colonisatrices (commerçants, missionnaires, militaires) la lettre stupéfiante d'un jeune sous- lieutenant français encore éberlué par la pugnacité des guerriers du Dahomey (Bénin actuel) qu'il vient d'écraser sous les obus : « si de tels hommes bien commandés (par moi) était mus par une énergie issue d'un grand projet, nous pourrions rêver de faire ce que Alexandre le Grand a fait voici deux mille ans en Asie : nous pourrions conquérir l'Afrique sans pratiquement verser une goutte de sang français... ».

Ceci posé, on peut toujours se passionner légitimement devant ces audaces réitérées, admirer ce mépris de soi, des souffrances et cet esprit de haute entreprise qui caractérisent les «épopées » (il n'y a pas d'autres mots) des gloires archiconnues comme Brazza, Marchand, et des gars de la Marine quasi anonymes aujourd'hui comme Victor Giraud, Trivier, Mizon ou Moll, compagnons de routes parallèles des stars Gallieni et Mangin, Livingstone et Stanley.
En allant plus vite que tout le monde dans des conditions époustouflantes, le commandant Marchand arrive avant les Anglais à Faschoda et manque d'avancer de peu la première guerre mondiale ! Mais il avait traversé d'ouest en est, et plus au nord, cette Afrique inviolée (mais molestée) que Stanley, le « Napoléon des correspondants de presse », avait révélée d'est en ouest, plus au sud, inventant le Zaïre.
Si Livingstone avait l'excuse de croire en Dieu, ce qui peut simplifier certaines formalités psychologiques, quelle idée (à défaut d'idéal) a pu projeter John Rowland, plus connu sous le nom de Henri-Moreton Stanley, émigré gallois et pouilleux, devenu journaliste au New York Herald, à soumettre le cœur de l'Afrique ? Quel appétit de gloire, quelle fringale d'inédit et de scoop jamais atteints depuis ? Parti avec un kodak en bandoulière, il finira avec une petite armée, pour conquérir un empire que les Belges vont lui faucher ! En tout cas, Stanley est sûrement l'auteur d'un des plus beaux mots historiques que l'on connaisse et qui n'a pas été fait après coup. Quand il a retrouvé Livingstone (un Schweitzer puissance treize pour le monde anglo-saxon) à Ujiji, sur les bords du lac Tanganyika, le 3 novembre 1871, un Livingstone « perdu » depuis trois ans, il a eu ce mot d'une incroyable nonchalance : - Docteur Livingstone, je présume ? Vous verrez tout cela en détails. C'est un morceau d'anthologie de l'histoire de l'aventure.
Que reste-t-il de cette Afrique, de ces afriques ensorcelantes et ensorcelées cent ans après ? Sans doute beaucoup plus de nature et de gens qu'on ne le pense généralement. L'Afrique a résisté à toutes les agressions, tous les crimes contre l'humanité, démontrant une force de résistance inouïe, aussi bien à la perversion des Blancs qu'aux caprices des dieux météos, des bactéries ultrapathogènes. Que peuvent craindre les Africains après avoir tant subi ? S'ils pouvaient être anéantis, ce serait fait depuis longtemps ! Et je pense sincèrement que si le premier homme est apparu sur terre africaine, le dernier homme y vivra. Les Africains ont acquis un sixième sens : celui de la survie.

L'Afrique est un monde d'économies où tout a une utilisation. D'un tas de ferrailles, ils font un micro univers. D'un pneu lacéré, dix paires de sandales. Ce « peu » qui paraît indigent devient richesse et provoque une abondance de solutions : un Africain n'est jamais en panne, ni en rade. Un phénomène m'avait beaucoup frappé pendant notre raid Le Cap-Alger de 1983. Quand un camion surpris par des pluies précoces qui l'enlisent, ou frappé d'une panne mécanique, s'arrête, le conducteur ne s'affole jamais. Les pluies durent des mois, et la boue huileuse, vorace, couvre tout. Il se désespère ? Pas du tout ! Il s'installe avec femme et enfants, en trouve sur place, crée immédiatement une petite communauté villageoise qui peut grossir. Sur le peu qu'il possède, l'Africain bâtit une vraie vie avec un vrai bonheur, sous d'autres références que les nôtres. Et surtout sans frontières, sans limites.
Souvent, en quelque lieu de l'Afrique que ce soit, désertique, sahélienne, tropicale ou équatoriale, hors d'un chemin qu'on vient de quitter ou de perdre, je suis tombé sur des gens qui vivent là, sans système. S'adaptant d'une manière unique à une « fatalité » ou à leur désir. En manque de tout, cette terre désolée ou fertile, est la terre de toutes les créations.
En dépit des agressions, la nature reste l'une des plus intactes du monde, un sanctuaire animal, par exemple, en dépit des zones dévastées par les braconniers ! Je ne suis pas sûr que, dans certaines contrées, Livingstone n'y retrouverait pas les siens. Mutante et fidèle à son art de vie, l'Afrique déconcerte et surprend, mais séduit toujours.

Je viens de passer dans des lieux où il n'avait pas plu depuis huit mois mais ils y vivaient en maraîchers des sables, regroupés autour de cette eau si rare et invisible pour nous, aspirant une eau enfouie à dix mètres de profondeur. Et sur ce sol stérile vivent des familles heureuses où les parents parlent aux enfants. Ce que nous ne savons plus faire. Notre opulence nous entraîne souvent loin du bonheur. Leur minimum n'efface jamais leur sourire.
L'un des plus beaux gestes que je connaisse est celui des pêcheurs Batongas du Zambèze. Un geste auguste et souverain de l'homme qui, à califourchon sur sa pirogue monostyle, lance le filet, chevauchant son étrave aiguë. Soudain, le fond de la pirogue brille de poissons scintillants. C'est l'abondance africaine, symétrique de la « diète » saharienne. Le rythme des méharis de Mano Dayak est le même que celui des pagaies sur le Zambèze : et on ne peut mieux mesurer l'Afrique qu'en appréciant cette locomotion de même nature. Le rythme vital, sur le tempo de l'animal forcement nourricier, où l'homme qui sait compter avec le pire, s'est affûté pour arriver à l'essentiel, dans sa chair et dans sa tête.
Mosaïque d'émotions, où domine la synergie de l'exubérance et de la dignité, l'Afrique est décidément, et davantage à chaque nouvelle « aventure », une planète à part. Cette Afrique qui peut nous apprendre le sourire, la vie, l'essentiel."
Nicolas Hulot