La Conquête des Pôles par Paul Emile Victor

Portrait en 1947 de l'explorateur français Paul-Emile Victor
C'est d'abord le grenier de la maison de mes parents à Lons-le-Saunier, dans le Jura. Puis la mansarde où, à l'âge d'environ quinze ans, j'allais imaginer les rêves que j'étais décidé à réaliser plus tard, le moment venu. Mais je ne me contentais pas de les rêver, j'étais décidé à en payer le prix comme les hommes d'action. Condition essentielle pour les transformer en réalité ! Je sentais vaguement, sans vraiment me rendre compte de ce que cela signifiait, que le prix à payer était d'abord et tout de suite, un travail acharné de préparation, d'études pour acquérir les notions scientifiques et techniques indispensables et, avant d'être « en âge », un travail de préparation systématique. Rien de scolaire : aucune école ne pouvait me l'apporter.
Et c'est là que L'Illustration intervint.
Il y a 65 ans de cela... !

La valse des ciseaux et de la colle, des fiches cartonnées et des feuilles blanches, des notes en noir et des notes en rouge... Elle dura plusieurs mois et remplit trois boîtes à chaussures. Dans ma mansarde, je passais toutes mes soirées et j'en redescendais courbatu, crevé, mais gonflé à bloc. Chaque soir, avant de me remettre à mon travail de charcutage, je feuilletais avec délices, avec délectation, avec émotion, les fiches qui s'accumulaient.
J'appris davantage sur l'ethnologie en quelques semaines que je n'avais appris en plusieurs mois des cours de mon maître — notre maître à tous, ethnologues et anthropologues — Marcel Mauss. Il m'avait pris en affection. Je rédigeais mes notes de cours, les lui soumettais, les corrigeais. Ce fut la première ébauche de son cours magistral. Un exemplaire, dactylographié par ma mère, est encore aujourd'hui à la bibliothèque du musée de l'Homme à Paris.

C'est là aussi que je déposai un jour l'une de mes boîtes à chaussures remplie des cadavres soigneusement équarris de L'Illustration. Je me souviens encore, 55 ans plus tard, de la scène. Ses lèvres, charnues, roses, toujours mouillées brillaient à travers les poils de sa barbe clairsemée. Elles s'entr'ouvrirent dans une sorte de moue gourmande mitigée de sourire. Il vit aussitôt que certaines fiches auraient leur place sous plusieurs rubriques. Il me conseilla de faire des fiches « renvois ». Quand le travail fut terminé, mes trois boîtes à chaussures en étaient devenu cinq.
Comme vous pouvez le constater, je dois beaucoup à L'Illustration.

- L'ordre chronologique vient d'abord à l'esprit. C'est la méthode la plus simple. Elle commence avec Pythéas, (330 ans avant J.-C. - il découvrit la Thulé antique) et elle continue de nos jours avec le grand assaut sur l'Antarctique, commencé avec l'Année Géophysique Internationale de 1957-1958.
- Les « premières polaires », grâce aux progrès de la technique, marquèrent les bonds en avant de la découverte : trirèmes, drakkars, bateaux à voile, gouvernail, boussole, astrolabe, bateaux à Vapeur et à moteur, avions, hélicoptères, véhicules chenilles ; sans oublier les hommes et leur approche psychologique.
- Les périodes marquées par les nationalités : période des Anglais, période des Américains et la période internationale.
- Les hommes qui ont leur nom indélébilement gravé dans l'histoire de cette conquête, la plus grande conquête de l'homme parce qu'elle avait, qu'elle a toujours comme terrain d'activités les zones les plus inhospitalières, les plus meurtrières, les plus inhumaines de la planète.
Il ne s'agit pas ici, bien entendu, de traiter de ces quatre aspects, même sous forme résumée. Il y faudrait un fort volume. Mais chacun a ses sommets et souvent des points forts, peu connus ou inconnus.

Malgré les Hippopodes unijambistes, moitié homme moitié cheval, sautant à cloche-pied ; malgré les hommes sans bras et aux longues oreilles ; malgré les serpents de mer avaleurs de navires ; malgré les Phyxtères, les Cyclocéphales, les Otocéphales, les Cyclopes Sironomeles et les autres monstres polaires, Brendan, Breton de Bretagne ou Irlandais d'Irlande, se lança au VIe siècle, à la recherche du paradis qu'il chercha dans l'extrême Nord, au milieu des cathédrales « d'opale, de cristal, et d'émeraude », c'est-à-dire, les icebergs.
Puis ce fut la découverte de l'Amérique par les Viking Leif Erikson, en l'an 1000. Fils d'Eric le Rouge qui était installé au Groenland en 986 avec toute sa famille, ses amis, ses vaches, ses veaux et toute la basse-cour, Leif avait été emporté par la tempête entre l'Islande et le Groenland. Cinq cents ans avant Christophe Colomb, il avait mis les pieds en Amérique et fondé une colonie au Labrador, terre américaine.
Ils furent nombreux ceux qui tracèrent leur route vers le Nord à travers la mer Océane, jusqu'à Jacques Cartier (au xvie siècle) grâce à qui le roi François Ier ne fut pas « déshérité au bénéfice des rois d'Espagne et du Portugal ».

Quarante ans après Jacques Cartier, l'Anglais Martin Frobisher trouva dans le nord canadien, de la « marcassite d'or » qui n'était, pauvre de lui, que du vulgaire caillou... Mais il découvrit « des phoques acrobates », c'est-à-dire, les eskimos.
Comme Christophe Colomb, il y eut tous ceux qui cherchèrent, par l'Arctique, une route vers les richesses de Cathay, l'Inde ou la Chine... Comme John Franklin et ceux qui partirent à sa recherche, les découvertes du Canada, du passage du Nord-Ouest eurent pour motivation, la recherche par une route plus courte et moins onéreuse, des richesses qui parvenaient en Europe par les caravanes terrestres venant de l'Orient.
La recherche de nouvelles terres où planter le drapeau du roi et en prendre possession en son nom, avec l'espoir de découvrir, par-dessus le marché, de l'or, du cuivre, des pierres précieuses, fut, pendant les siècles qui suivirent, le grand moteur de l'exploration, en général, et de l'exploration de l'Arctique, en particulier, au prix de souffrances inouïes et de pertes humaines importantes.
Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l'expédition de l'Anglais Hearne, à travers le Canada Arctique, fut exemplaire. Elle fut une réussite presque parfaite. Mais les hommes furent trop souvent obligés de manger le cuir de leurs bottes ou de leur ceinture trempé dans l'eau. Rien de pareil ne se serait produit, dirent les Indiens qui les accompagnaient, s'ils avaient été autorisés à prendre leurs femmes avec eux : « elles s'occupent de tout pendant que les hommes chassent et, de plus, elles portent des charges deux fois supérieures, tout en se contentant de lécher leurs doigts en guise de nourriture quand elles font la cuisine».
Vinrent ensuite la connaissance et la science qui sont aujourd'hui les motifs principaux de toute expédition polaire.
Quant à l'Antarctique, son histoire est récente. Ce sont les Anglais Smith et Bransfield qui découvrirent en 1820, la Péninsule Antarctique (prolongement de l'Amérique du Sud) et c'est le Français Dumont d'Urville qui découvrit et mit le pied, pour la première fois le 20 janvier 1840 sur le continent Antarctique, proprement dit, terre Adélie. Quoiqu'en disent les Soviétiques et les Américains, ces prétendues découvertes sont soit « aveugles » (circumnavigation de Bellinghausen en 1820-1821), soit prouvées comme des contre-vérités parfois volontaires (Wilkes en 1840).
Avec les « premières polaires », il est évident que chaque amélioration des techniques a permis, partout dans le monde, de trouver des solutions impensables auparavant. L'exemple le plus frappant vient d'en être donné par un Français, le docteur Jean-Louis Etienne, grand aventurier et scientifique ; ce qui l'intéresse c'est l'homme. Après l'Himalaya, la course autour du monde à la voile, il s'est attaqué à l'Arctique. En 1986, il réalisait une grande première arctique : atteindre le pôle Nord géographique en solitaire, en tirant son traîneau de 50 kg derrière lui, à travers une mer Arctique chaotique. Il a parcouru 1 200 km en 63 jours, avec une température entre - 25° et - 50°. Une performance inimaginable il y a à peine 10 ans... Des matériaux nouveaux permirent la construction d'un traîneau ultra-léger de 3,5 kg (traîneau-pulka) et d'une tente exceptionnellement rationnelle. La lyophilisation des aliments apporta une alimentation variée, attrayante, complète, riche, en un volume et un poids minimum : 1 kg par jour donnant 4 500 calories (2).

Des « premières » il y en a des sacs pleins ! Mais l'une des plus importantes est psychologique : celle qui marqua la fin de la peur. Jusqu'à William Parry en 1819, l'hiver polaire inspirait la terreur. Passer un hiver à bord d'un navire minuscule, inchauffable, écrasé par les glaces, en pleine nuit polaire, assailli par les ours blancs et les sauvages, torturé par la faim et le froid, anéanti par le scorbut : il y avait de quoi terroriser les plus audacieux. William Parry eut une vision géniale car personne avant lui n'avait compris... En hiver, tous les obstacles terrestres et maritimes sont nivelés par le gel et la neige. Le soleil éclaire et réchauffe dès le printemps, c'est alors, décida William Parry, qu'il faut partir en exploration. Et lorsque vient l'été, la banquise se morcelé et le navire est libéré. William Parry, âgé de 30 ans, avait tout prévu pendant l'hivernage : chauffage du navire par air puisé ; citron pressé journalier pour lutter contre le scorbut ; cresson cultivé en châssis, et surtout, lutte contre l'ennui et le cafard (les cafards aussi qui pullulaient sur les navires) ennemis souvent mortels ; organisation d'une troupe de théâtre avec les marins ; publication et impression d'un hebdomadaire ; cours du soir pour les illettrés (deux hommes seulement savaient lire). Après 84 jours de nuit complète, les équipages étaient en bonne santé, prêts à partir pour la première exploration hivernale terrestre.

J'en passe, et des meilleurs..."
« L'homme ne se soutient au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui que la mystique appelle la mécanique ; et celle-ci, loin d'impliquer un enfoncement de la civilisation dans la matière, est le moyen par lequel s'effectue le triomphe progressif de l'esprit sur la matière et la liberté sur la nécessité » Henry BERGSON
"De tout temps, et aujourd'hui, peut-être encore d'avantage, les Pôles ont obligé l'Homme à utiliser l'« outillage »pour assurer le triomphe de l'esprit sur la matière. Les Pôles ont créé un type d'hommes, presque une race d'hommes, qui permet d'espérer en l'avenir."
Paul-Emile VICTOR
(1) S'agit-il des côtes septentrionales de la Norvège ? de l'Islande ? du Groenland peut-être ? Qui le sait ?
(2) Par comparaison : en 1936, lors de la traversée du désert de glace du Groenland avec trois compagnons, nos rations pesaient 500 g, sans aucune variété, elles étaient essentiellement composées de pemmican et nous donnaient 3 500 calories.