Les Chemins de Fer par Jean Falaize
Jean Sébastien Baschet
En 1843, année de la fondation de L'Illustration, les voies ferrées atteignent Orléans et Rouen, premières branches importantes s'éloignant de Paris. Elles se prolongeront et d'autres s'ajouteront, pour toucher les limites de l'Hexagone où s'inscrira l'étoile de Legrand, secrétaire d'État à la tête des grands travaux du règne de Louis-Philippe. C'est ainsi que les inaugurations de Paris-Orléans et de Paris-Rouen, les 2 et 3 mai, font l'objet du premier grand reportage du journal, qui paraîtra dans le numéro du 6 mai avec des dessins de Champin, médaillé du Salon. Dans le souci d'informer, on ne pouvait être plus rapide.

Les employés des chemins de fer, la garde-barrière, 1891
En avant-première figure l'embarcadère de la place de l'Europe, point de départ, depuis 1837, de la ligne aboutissant au Pecq, au bas de la terrasse de Saint-Germain. Il s'agissait de réaliser sur un chemin de fer qui emporterait l'adhésion de la foule, une ligne courte qui partirait de la capitale, mènerait en un lieu fréquenté des Parisiens et pourrait servir d'amorce à une grande ligne. Ce fut précisément la ligne de Rouen qui saisit cette possibilité, et l'embarcadère fut reporté à l'angle de la rue d'Amsterdam et de la rue Saint-Lazare, d'où son nom.
Auparavant se situe l'époque héroïque du rail, qui débute en 1804 avec la mise au point de la première locomotive par l'Anglais Trevitchik et prend fin en 1829 avec la Rocket de Robert Stephenson, gagnante du concours de Rainhill, grâce à l'application de la chaudière tubulaire de Marc Seguin.
L'enthousiasme suscité par les chemins de fer au fur et à mesure qu'ils atteignent les villes se manifeste par un cérémonial associant les autorités civiles, militaires et religieuses. Le préfet exalte le progrès, la troupe présente les armes, pendant que l'évêque, crosse en main, bénit les locomotives qui, alors, portent un nom.
Servir les chemins de fer dans une de leurs multiples spécialités constitue une profession nouvelle caractérisée par un esprit de corps développé et par un grand sens des responsabilités. « Tout agent employé sur les chemins de fer, précise l'ordonnance du 15 novembre 1846, sera revêtu d'un uniforme. Les cantonniers, gardes-barrières et surveillants pourront être armés d'un sabre. » Il y eut la grande et la petite tenue. La hiérarchie était respectée par des signes distinctifs. En 1854, par exemple, seuls les chefs et les sous-chefs des grandes gares avaient le droit de porter moustache et impériale. Aujourd'hui, il existe encore quelques familles où l'on est cheminot de père en fils depuis la création des chemins de fer.
Du nouveau mode de transport on apprécie la rapidité, l'organisation, le moindre coût du voyage par rapport aux services routiers, la disparition d'un certain nombre de pourboires et de gratifications, la réduction du temps de parcours génératrice d'économies (auberges, repas, etc.), la possibilité immédiate d'obtenir des places en comparaison des quantités restreintes offertes par les diligences. « Depuis qu'il existe des chemins de fer, écrira Marcel Proust, la nécessité de ne pas manquer le train nous a appris à tenir compte des minutes (Sodome et Gomorrhe).» A partir de 1912, le train de 4 heures sera le train de 16 heures.

Locomotive faisant le plein de charbon, 1898

Accident de la gare Montparnasse, 1895
En 1844, des actions de chemins de fer de 4 000 francs donnant droit à un intérêt de 4 % cotèrent 9 000 francs en Bourse. Mais la mauvaise récolte de 1846 et la révolution de 1848 provoquèrent des crises qui eurent leur répercussion sur le financement des chemins de fer. L'Illustration nous en transmet le souvenir en croquant des têtes de spéculateurs. Car l'humour ne perd pas ses droits. Le comte de Noé échoue à Polytechnique pour avoir fait la charge d'un examinateur, circonstance heureuse puisqu'elle donne au journal un caricaturiste de talent. Sous le pseudonyme de Cham, qu'il revendique en sa qualité de fils de Noé, il nous fait part d'une étonnante manière de voir les chemins de fer. D'autres dessins, dont ceux de Bertall, ne leur cèdent en rien par leur désopilante gaieté.

Un cheminot devant sa locomotive, 1910
En 1934, une heureuse mesure unifia le code des couleurs de la signalisation ferroviaire avec celui de la route. Le feu blanc de voie libre, que le mécanicien pouvait confondre avec une quelconque lumière visible de la voie, est remplacé par un feu vert, antérieurement de ralentissement, dès lors signifié par un feu jaune, le feu rouge restant celui de l'arrêt. Les signaux lumineux, visibles de jour et de nuit, remplaceront les pittoresques cocardes de couleur, carrées, rondes, triangulaires, qui s'effaçaient en pivotant.

Locomotive à vapeur, 1930

Acheminenement des bagages à la gare d'Orsay, Paris, 1900
Les gares de Paris et de quelques grandes villes, « cathédrales de l'humanité nouvelle », comme les appelait Théophile Gautier, ont été édifiées dans le souci de témoigner de l'art architectural du siècle. Regardons la gare du Nord, construite en 1861. Nous ne nous défendons pas d'une certaine sympathie pour ce terminus dont la masse métallique est cachée par une majestueuse façade second Empire en pierre de taille. L'architecte Hittorff a mis à profit les leçons de son maître Belanger, le premier à avoir rationnellement utilisé le fer dans le bâtiment et auquel est dû l'immeuble qui devait, un jour, abriter les bureaux de L'Illustration.
Quant à la gare de Lyon, élevée de 1899 à 1901 par l'architecte Toudoire, elle est dominée par une gigantesque horloge au faîte d'un semblant de beffroi. Tête de la ligne dite « impériale », parce qu'elle est celle des trains de luxe vers la Côte d'Azur, elle exprime la Belle Epoque, et son buffet, chef-d'oeuvre du genre, est aujourd'hui classé.
Le long règne de la locomotive à vapeur aura été représenté par de nombreux types de machines afin d'assurer un trafic déterminé au mieux des conditions d'exploitation. Leur classement en trois chiffres est d'une remarquable simplicité : essieux porteurs avant, essieux moteurs, essieux porteurs arrière. Ainsi « 231 » est le symbole de la Pacific que Honegger prend pour thème. En rapprochant nom et chiffres, il donne à sa symphonie un titre (Pacific 231) que le pléonasme renforce. A propos de cette oeuvre, le compositeur écrira : « Ce n'est pas l'imitation des bruits de la locomotive, mais la traduction d'une impression visuelle et d'une jouissance physique par une construction musicale. »

Locomotive à vapeur, 1920
C'est, en effet, sur les charges remorquées que les progrès les plus spectaculaires des locomotives ont porté. Les machines Sharp et Roberts de 250 ch tiraient, en 1843, de Paris à Orléans, des trains de 100 tonnes à 40 km/h. Huit ans avant, en Angleterre, une locomotive de ce type avait atteint les 100 km/h. Cette vitesse record, toutes catégories à l'époque, sera la vitesse commerciale de trains de voyageurs de 700 tonnes dans l'entre-deux-guerres avec des locomotives de 4 000 chevaux.
La possibilité de transports massifs offerte par les chemins de fer n'échappe pas à l'armée. En 1854 la composition d'un train militaire est de 1 000 hommes d'infanterie, de 150 chevaux et de 3 bouches à feu. A la suite des manœuvres de 1887, on verra circuler des wagons avec l'inscription qui deviendra célèbre : hommes 40, chevaux 8.
Le rôle des chemins de fer durant la Première Guerre Mondiale est particulièrement représentatif avec cette gare régulatrice recevant quotidiennement quelque deux mille permissionnaires venant du front et autant qui y retournent. C'est une véritable fourmilière humaine où s'activent cheminots, commissaires militaires et infirmières tandis que transitent des trains de troupe, de matériel et les convois sanitaires qui « envoyaient au passage une bordée de toux déchirantes et des bouffées chlorées empestant l'hôpital », écrira Georges Duhamel, alors médecin major (Civilisation).

Un cheminot devant le compteur-enregistreur de vitesse de sa locomotive, 1898
Mais ne nous en laissons pas imposer par la Parisienne avec ses roues de 2,5 mètres de diamètre. M. Estrade, dont la fortune a permis de réaliser une locomotive de sa conception, la promène d'une manière carnavalesque dans une rue de la capitale, derrière quarante-deux percherons, pour être essayée sur les chemins de fer de l'Etat. La trop faible vaporisation de la chaudière l'écarta bientôt de tout service.
Sur une 120 de l'Ouest, la machine plusieurs fois peinte par Monet, Zola procède à une minutieuse enquête pour La Bête humaine. Dans l'un des carnets qu'il porte toujours sur lui, le romancier a relevé ces mots d'un mécanicien : « J'aime mieux ma locomotive que ma femme », et il fera dire à Jacques Lantier : « Il l'aimait d'amour, sa machine, depuis quatre ans qu'il la conduisait. »
Pour les trains lourds de voyageurs, le type Mountaine, ajoutant un essieu à la Pacific, apparaît en France en 1925. Une telle machine, mise en service sur le réseau de l'Etat en 1931, est équipée d'un chargeur mécanique de charbon — le stocker — nécessité par un foyer de grande surface. Mais elle innove aussi en apportant à l'ingénieur le concours d'un architecte dans le rôle du styliste.
La locomotive Heilmann essayée sur l'Ouest en 1892 fait, en quelque sorte, la transition de la vapeur à l'électricité. C'est une locomotive électrique qui porte sa propre centrale, mue par la vapeur. En 1896, une seconde machine de cette conception, plus puissante toutefois, fut mise à l'essai quelque temps encore sans décision d'adoption. L'idée devait être reprise plus tard aux Etats-Unis avec un certain succès. Heilmann était venu trop tôt.

Locomotive de la SNCF, 1950

Le coin salon
Quant au luxe et au grand confort, images de marque de la Compagnie internationale des Wagons-lits, Valéry Larbaud nous confiera : « J'ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre dans une cabine du Nord-Express, entre Wirballen et Pskow. »

Dans un atelier, une locomotive à bec en réparation, 1898
De 1936 à 1938 roulent les joyeux trains de vacances : les congés payés ouvrent au tourisme une masse de travailleurs ne connaissant la mer que d'après les cartes postales. Nous gardons le souvenir de ces terres promises, paradoxalement de sable ou de galets, véritablement devenues plages de familles, où la cousette en son maillot neuf prenait des poses de star. Cette liesse exprimée par ces têtes qui se superposent aux portières tandis que la rame glisse le long du quai s'estompe aujourd'hui dans un passé tragique. Ces premières années des congés populaires resteront aussi celles de Guernica, de l'Anschluss et de Munich, préliminaires de la Seconde Guerre mondiale.
C'est dans un lourd climat de tension internationale que, le 31 août 1937, le ministre des Travaux publics signe avec les représentants des réseaux une convention créant une compagnie unique d'exploitation. Le 1er janvier 1938, après plus d'un siècle de loyaux services, les compagnies passent le flambeau à la Société nationale des chemins de fer français.
Jean FALAIZE
Historien