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La Grande Guerre (tome 2) par Jean-Baptiste DUROSELLE

Préface de la Grande Guerre (Première Guerre Mondiale) - 2 ème partie - Les grands dossiers de L'Illustration


Autrefois, aux époques de Turenne, du grand Frédéric, de Napoléon, le génie militaire consistait à savoir choisir si l'on attaquerait l'ennemi à son aile droite, à son aile gauche, ou au centre, avec toutes les variantes que cela comportait.
De 1916 à 1918, les grands chefs avaient perdu les deux ailes. La gauche (pour l'Entente), c'était la mer du Nord. La droite, la Suisse, armée jusqu'aux dents, et prête à résister jusqu'à la mort si on l'attaquait.

Tandis que les pauvres soldats, les sous-officiers et les officiers subalternes continuent, de part et d'autre, à se battre stoïquement, les chefs sont perplexes. Comment faire pour gagner cette guerre interminable, qui plonge l'Europe dans le sang et dans le deuil ?

Pendant ces deux dernières années de guerre, L'Illustration a encore amélioré sa technique. Les photos sont plus nombreuses, plus dramatiques, plus proches du front. Aux dessins d'imagination succèdent de plus en plus des dessins faits d'après témoignages, ou des dessins de combattants, de soldats qui ont participé à la lutte. Un soin particulier est apporté à la présentation des « nouveaux soldats », le grenadier, le mitrailleur, l'observation en avion, etc. De même les matériels, canons, tanks, sont étudiés dans toute la mesure où l'on ne trahit pas les secrets de la Défense nationale.

Les reportages sur le Front sont assortis de belles photos. Enfin, les cartes, les vues perspectives, l'analyse du terrain - même lors des reculs alliés, par exemple en mars 1918 - sont de plus en plus évocatrices et précises. A l'époque du « bourrage de crâne », L'Illustration reste sobre et ne ment pas.

A L'Illustration comme ailleurs, bien sûr, on se pose toujours la même question. Comment mettre fin à la guerre ?
La négociation ? Elle bute sur une contradiction absolue : l'Angleterre exige l'indépendance de la Belgique ; la France, le retour des « provinces perdues » d'Alsace et de Lorraine. Or l'Allemagne n'en veut à aucun prix. Les propositions publiques de paix du président américain Wilson, en décembre 1916, du pape Benoît XV, dans l'été 1917, ne donnent aucun résultat. Quant aux négociations secrètes, c'est pire encore. Les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme, frères de la nouvelle Impératrice autrichienne Zita, croient pouvoir décider leur beau-frère, l'empereur Charles I', à une paix séparée. Mais celui-ci a beau voir son Empire multinational se fissurer, par la force des mouvements nationalistes polonais, tchécoslovaque, roumain, yougoslave, il ne peut lâcher l'Allemagne. Quant à l'entrevue prévue en septembre 1917 entre l'ancien président du Conseil français Aristide Briand et le diplomate allemand von der Lancken, elle n'a même pas un commencement de réalisation.
A l'automne 1917, en France, tout ce qui est pacifisme, défaitisme, prend l'allure d'une trahison.

Tandis qu'en Russie le tsar - le peu intelligent Nicolas II - abdiquait en mars 1917 et qu'en novembre (révolution d'« Octobre » en calendrier Julien), les bolcheviks, menés par Lénine, prenaient le pouvoir, le président de la République française, Poincaré, se décide à confier le gouvernement de la France à l'homme que l'opinion réclamait pour son énergie, le vieux radical vendéen Georges Clemenceau. « Le pays, dit celui-ci dans sa déclaration au Parlement, connaîtra qu'il est gouverné ».
On remarquera que L'Illustration a publié énormément de photos et de dessins représentant ce fameux « Tigre » qu'envie à la France le général allemand Ludendorff.

Si donc on ne peut négocier la paix, il faut gagner la guerre. Les nations se raidissent. La guerre a pour effet de susciter des efforts surhumains, ceux des corps et ceux des intelligences.
Il n'y a plus d'ailes. Donc il faut enfoncer une portion du centre, faire une percée. Par la brêche ainsi créée, on engouffre des réserves et on essaie d'encercler et de détruire l'ennemi. Mais les réseaux de tranchées sont formidablement défendus, avec des amas de fil de fer barbelé, des nids de mitrailleuses, des canons dits de tranchées, à tir plongeant.
Il faut détruire cela avec l'artillerie. Cela prend des milliers d'obus et souvent plusieurs jours. C'est le triomphe de la méthode. Il n'y a donc plus de surprise. L'ennemi a le temps de faire venir ses réserves. Les Français placent les leurs en première ligne - jusqu'à ce qu'en 1917 le général Pétain comprenne qu'il faut les placer en 2e ligne, à deux ou trois kilomètres derrière la 1" ligne, afin de ménager le sang de ses hommes. Alors, l'ennemi, épuisé par la conquête de la 1 re ligne, subira une contre-attaque des réserves fraîches ; ce sera l'échec. Le sang aura coulé en vain.

En 1916, le général allemand Falkenhayn invente une nouvelle méthode dite l'usure. Il constate que la France a fait jusqu'à présent les plus gros sacrifices ; il imagine une attaque vers une ville historique qu'on défendra à tout prix et il choisit Verdun. Partant du principe que l'assaillant essuie moins de pertes que le défenseur, il suppose que les Français, s'acharnant à défendre Verdun, auront deux fois plus de tués que les Allemands. Ou bien ils cèderont Verdun, et ce sera un désastre moral. Ou bien ils cèderont par épuisement.

A la surprise et à l'admiration du monde entier, de février à juillet 1916, les Français empêchent les assauts furieux, lancés par leur ennemi, d'aboutir à la prise de Verdun. Finalement, les pertes allemandes sont presque aussi lourdes que celles des Français et, à l'automne, les généraux Nivelle et Mangin reprennent quasiment tout le terrain conquis.

Alors le Grand Etat-Major allemand où Hindenburg - héros national - et son adjoint Erich Ludendorff - grand stratège - remplacent Falkenhayn, imagine une méthode qui n'est ni la rupture, ni l'usure, mais, pourrait-on dire, l'étouffement.
Une grande partie du ravitaillement de l'« Entente » (France, Angleterre, Italie notamment) vient des Etats-Unis.
Les sous-marins allemands, en coulant les navires de commerce, envoient par le fond d'inestimables cargaisons. Le Grand Etat-Major allemand estime qu'en coulant 600.000 tonnes par mois, l'Entente serait en 6 mois acculée à la reddition. Comment y parvenir ? En lançant (1 février 1917) la « guerre sous-marine à outrance ».

Jusque-là les sous-marins n'attaquent que les bateaux ennemis et doivent donc s'approcher dangereusement pour reconnaître s'il s'agit d'un ennemi ou d'un neutre. Si l'on attaque tous les bateaux, neutres compris - car il n'y avait pas de cargos allemands en haute mer - on pense obtenir le résultat voulu. (De fait, il y eut 850.000 tonnes coulées en avril).

Cette mesure ne pouvait que pousser à bout le plus grand des neutres, les Etats-Unis. De fait, le président Wilson, après des destructions effectives de navires américains, fait voter le 6 avril 1917 une déclaration de guerre à l'Allemagne.

Mais comme il leur faut en théorie plus d'un an pour créer, équiper, entraîner et transporter une armée américaine digne de ce nom, l'Entente sera déjà vaincue. Là réside l'erreur. Grâce à de nombreux progrès dans l'armement, grâce à l'invention des « convois » lents, mais bien protégés, grâce à la réquisition de navires neutres, l'Entente n'est pas étouffée.
C'est Ludendorff qui invente alors le procédé décisif, celui qui, par la défection de l'armée russe, le conduit à deux doigts de la victoire, entre mars et juillet 1918. L'arrivée massive des Américains - équipés, soulignons-le, presque exclusivement d'armes françaises - amènera au milieu de juillet un retournement spectaculaire. Foch, généralissime des armées alliées depuis mars 1918, est alors à même d'utiliser le procédé de Ludendorff.

L'idée de Ludendorff est fondée sur deux concepts : la surprise et le mouvement. Supposons que dans le plus grand secret, la nuit, on amène de puissants renforts sur le front, que l'on avance l'artillerie à longue portée jusqu'en première ligne, pour qu'elle puisse allonger son tir et protéger les assaillants ; au lieu d'une préparation d'artillerie de plusieurs jours, celle-ci durerait une heure ou deux. Là, des troupes spécialement formées, les « divisions d'assaut attaqueraient brusquement.
Le 22 mars 1918, les Allemands percent ainsi les lignes alliées au sud de la Somme, à la jonction des lignes anglaises et françaises. En dix jours, ils avancent de 80 km, et Foch a beaucoup de peine à « colmater » le front devant Amiens. Il y aura d'autres percées spectaculaires jusqu'au 15 juillet. Mais les « poches » seront toujours « colmatées ».

Et le 18 juillet, grand et spectaculaire basculement de la guerre, les armées des généraux Mangin et Degoutte, partant à l'assaut vers l'Est, à partir de la forêt de Villers-Cotterets, aidées par les Américains, percent le front à leur tour. C'est le début d'une série de victoires.

J'avais lu et relu tout cela dans L'Illustration de mon enfance. Mais collant à l'événement, celle-ci ne dit pas tout.
Rien sur les mutineries militaires du printemps 1917, qui atteignirent 30.000 soldats sur 3 millions. Rien sur les campagnes pacifistes. Rien sur les buts de guerre de la France. La censure interdit tout cela.

Et pourtant, reprenons ces pages du périodique. Ces photos et ces cartes ; tous ces mots que l'historien d'aujourd'hui en tire par abstraction apparaissent à travers les textes : percée, rupture, usure, méthode, opposée à la surprise, étouffement, guerre sous-marine à outrance. On voit aussi, on devine que pendant la première moitié de 1918, Ludendorff a eu l'avantage, car la trahison bolchevik lui donnait une supériorité de 30 divisions. Et puis le renversement s'est opéré avec l'arrivée des grosses divisions américaines de 25.000 hommes.

Alors faut-il dire que si l'Entente a gagné la guerre, elle va perdre la paix ? Ou bien faut-il comprendre que, selon l'expression du général de Gaulle, c'était une guerre de trente ans qui ne faisait que commencer ? On avait durement appris la souffrance humaine. L'épreuve n'était pas finie. Mais la Grande Guerre de 1914-1918, dont nous voyons ici les images, marquait le début d'une lente et douloureuse libération des esprits. Aujourd'hui les pays de l'Europe occidentale, non seulement ne veulent plus, mais ne peuvent plus se faire la guerre. Ainsi marche l'humanité. Cet ouvrage nous en dévoile un aspect bien douloureux.

Jean-Baptiste DUROSELLE
Professeur émérite à la Sorbonne
Membre de l'Institut de France
(Académie des sciences morales et politiques)