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La plus vivante des encyclopédies universelles


L'ALBUM DE LA GUERRE de L’Illustration


AVANT-PROPOS
En des phrases superbes d'expressive sobriété et de plénitude, auxquelles le prestige des services rendus par leurs illustres auteurs donne une incomparable autorité, nos six maréchaux de France ont dit l'intérêt, les mérites et la leçon de cet Album de L’Illustration.


Ce sont eux qui, à la tête d'une magnifique cohorte de généraux glorieux, ont conduit, à travers maintes péripéties angoissantes, nos valeureux soldats à la victoire. Ils connaissent heure par heure ce passé dont, en des rôles divers, ils furent les artisans. Organisateurs de nos sécurités présentes, ils sont qualifiés pour parler au nom de l'avenir, que leur sang-froid lucide, leur génie, leur fermeté calme, leur audace bien inspirée et leur science militaire ont réussi à sauvegarder.
Ecoutons ces grandes voix.
Dans cette succession si vivante d'images est toute une histoire, glorieusement et cruellement pathétique, que nous avons vécu, les nerfs crispés, le cœur battant, le souffle à certaines minutes suspendu.
Quatre années et demie, nous nous sommes tenus penchés sur les cartes et les communiqués, notre imagination inquiète a rêvé devant les méandres bleus des rivières, les hachures sombres de certaines forêts. Et tous ces noms de villages, de hameaux, de fermes, de collines, de ravins que, pendant des semaines et des mois, nous avons redits avec piété et avec ferveur, avec crainte ou avec admiration ! Ils hantaient nos nuits comme nos jours. Ils vivaient, avec quelle intensité ! dans nos esprits. Ils étaient comme incorporés à notre substance.
Et voilà que, en si peu de temps, pour nous, les contemporains de cet enfer, beaucoup de ces événements s'effacent ou se confondent. De même que les tranchées, les vastes entonnoirs et les trous d'obus se comblent peu à peu et que, transformés par la lente résurrection de la vie, les champs de bataille perdent insensiblement leur aspect de cataclysme, le relief tragique de nos souvenirs tend chaque jour à s'effriter et à disparaître sous la végétation sans cesse renouvelée de l'aventure quotidienne, des tracas, des exigences et des ruses de la vie.
S'il en est ainsi déjà, que sera-ce dans dix, vingt ou trente ans ? S'il en est ainsi pour nous, les témoins du fléau, que sera-ce pour la jeunesse qui, ne pouvant comprendre, au moment où il nous bouleversa, la grandeur et les risques de cette horrible secousse, n'en a reçu le contrecoup qu'à peu près inconsciemment ? Que sera-ce pour les générations à venir qui ne connaîtront le péril mortel, le long martyr et le long héroïsme de la France que dans les rapides et secs manuels d'histoire ?

Par la publication si opportune de cet Album de la Guerre à la fois complet et succinct, L'Illustration — qui, durant la tempête, a tant fait pour bien renseigner ses lecteurs et pour maintenir le bon état moral de la nation par des informations honnêtes données avec une inaltérable confiance en la victoire — remédie aux défaillances progressives de notre mémoire et offre à nos enfants un panorama singulièrement animé de l'effroyable et glorieux drame.
Cet Album met les choses et les gens à leur place. Il ne s'encombre pas de détails superflus. Etabli longtemps après la guerre, c'est-à-dire à une époque où l'on commence à bien apercevoir l'importance réelle de chaque événement, il les présente avec tact et justice, d'une façon proportionnée à l'éclat et aux conséquences de chacun d'eux, sans négliger toutefois l'intensité du frisson qu'ils déterminèrent en nous à l'heure où ils se produisirent.
L'Album de L'Illustration, grâce auquel je viens de retrouver pendant quarante-huit heures l'état d'esprit qui fut le nôtre tout au long de la tourmente, permet de revivre la guerre sans nous égarer dans les pittoresques broussailles, sans nous attarder à l'accessoire, sans perdre de vue l'ensemble et en gardant toujours le sentiment des proportions. C'est avec sécurité qu'on en tourne les pages, parce que, très vite, on s'est aperçu que la valeur des faits et le rôle des gens n'y subissent aucun déplacement injustifié.
Et quelle attachante succession de documents rares, de photographies faites en plein danger par les combattants, de portraits révélant à merveille le caractère et la pensée des grands chefs et des héros légendaires de cette époque, des ministres et diplomates fameux ! Quelles précieuses séries d'aquarelles sincères, de dessins originaux fidèlement reproduits, et avec le meilleur goût, par les maîtres du pinceau et du crayon dont L'Illustration s'était, pendant la guerre, assuré le concours !
Vivant avec les armées, ils purent voir, presque en même temps qu'elles, et parfois sous les obus, les mouvements de troupes, certains coins des champs de bataille, le tragique chaos des terrains bouleversés, des villes et des villages en ruines, le martyre des églises et des édifices glorieux, le saccage des beautés séculaires de notre pays, la dévastation de nos vergers et de nos usines. Incomparable collection d'œuvres saisissantes qui restent, en outre, comme autant de témoignages singulièrement accusateurs !
Fait avec un tel souci d'exactitude et avec des documents d'une valeur si expressive, cet Album ne se borne pas à nous rappeler d'une manière précise les faits et les figures qui caractérisent les diverses étapes de la guerre.
Il nous remémore l'état d'esprit et les sentiments dans lesquels, à leur date, nous les avons vécu.
Son intérêt moral est donc aussi vif que son intérêt documentaire.
C'est l'histoire de la guerre reconstituée à travers nos enthousiasmes anxieux, nos alarmes, nos deuils, nos douleurs, nos attentes stoïques, nos minutes, si chèrement payées, de soulagement, d'allégresse, de résurrection.
C'est l'histoire de tous les soubresauts, de toutes les exaltations, de toutes les défaillances de nos cœurs haletants et déchirés. C'est de notre propre vie bouleversée et fiévreuse que nous tournons les pages. Chacune d'elles représente un moment de notre calvaire.

Il n'est pas jusqu'aux différences dans la couleur et la coupe des uniformes, dans la silhouette, l'accoutrement et l'attitude de nos soldats aux diverses époques de la guerre, dans leur armement et l'outillage, qui ne fassent mieux apparaître la longue durée de la tragédie et ses périodes successives, si dissemblables les unes des autres.
Voici, aux premières heures de la mobilisation, les régiments en capote bleue, en képi et pantalon rouges, qui défilent vers les embarcadères parmi les vivats de la foule aux yeux mouillés, dont la voix grondante tremble d'émotion. Frémissante, le cœur lourd, elle s'entasse contre les grilles fermées des gares où, après la suprême étreinte et les dernières recommandations à la femme, à la vieille mère en larmes, aux enfants, seuls les mobilisés pénètrent. De quel air résolu, la musette en bandoulière et, aux bras, leurs deux jours de vivres, ils traversent l'espace vide pour gagner le long convoi qui les emportera vers la frontière ! Comme, tout de suite, dans le flamboiement de cet août splendide, Paris semble désert et silencieux avec ses magasins clos sous leur pavois de drapeaux tricolores ! Silence et morne splendeur au-dessus desquels les taubes viennent jeter leurs bombes, faire leurs premières ruines et leurs premières victimes innocentes.
Photographies bien émouvantes que celles nous représentant la Belgique héroïque et martyre, cabrée devant la violence, se soulevant d'indignation contre cette marée destructrice, nous donnant ainsi le temps de rassembler nos forces contre l'envahisseur.
Après la trop courte lueur d'espérance et d'allégresse que nous valurent le victorieux passage des cols vosgiens et la prise de Mulhouse, c'est le grand effort héroïque de Charleroi et de Morhange.
En Lorraine, avec quelle joie nos chasseurs à pied, nos alpins, les admirables jeunes hommes de nos troupes de couverture ont abattu entre l'Alsace, la Lorraine et nous les poteaux frontières !
A Charleroi, quel élan, quel enthousiaste confiance en l'énergie de la race, en l'irrésistible pouvoir de son courage ! Les casoars et les gants blancs de nos valeureux saint-cyriens sont le symbole d'un héroïsme téméraire. Cibles vivantes avec le rouge et le bleu de leur costume, presque sans mitrailleuses pour les soutenir, nos fantassins s'élancent à la baïonnette, quinze cents mètres parfois avant les lignes ennemies, sous les volutes noires des obus envoyés par une lointaine artillerie lourde que notre rapide et précis 75 ne peut atteindre.
La retraite ! Des villages qui flambent. Des maisons, des quartiers de ville que l'envahisseur incendie au passage. Des otages qu'on aligne contre un mur pour le massacre ou qu'on fusille, devant leurs parents en larmes, près de leur fosse creusée d'avance. Sur les routes encombrées de troupes et de convois, le lugubre exode des populations qui fuient la violence, la servitude, la mort.
Parmi les chefs qui, dans ce recul nécessaire, maintiennent l'ordre et la discipline pour un prochain redressement victorieux, on ne connaît que le généralissime Joffre, en la tranquille et ferme sagesse duquel l'armée et la nation ont confiance ; Castelnau, l'ordonnateur d'une mobilisation méthodique et ponctuellement réussie ; le général Pau et sa claire figure si française ; Gallieni, dont la clairvoyance énergique contribue à sauver Paris et la France. On regarde leur portrait avec l'espoir d'y découvrir leur forte et lucide pensée, leur âme de fière trempe.
Au Grand Couronné de Nancy, le flot allemand trouve une sanglante barrière. Sur la Marne, à l'inoubliable appel de Joffre, l'armée française suspend sa retraite, fait face à l'envahisseur, l'arrête, l'enfonce, le culbute, le poursuit. Des convois de prisonniers allemands passent à nos portes. Des drapeaux allemands captifs frissonnent dans le vent de la victoire. C'est le salut de la France assuré. On respire.
Des récompenses données à certains généraux nous révèlent le nom de quelques-uns des vainqueurs : Castelnau et Dubail, Foch, Maunoury, l'énergique manœuvrier de l' Ourcq, Sarrail, qui s'est cramponné à Verdun, Langle de Cary, Franchet d'Espèrey, Grossetti, Humbert, pour ne citer que ceux-là. Les blessés, hélas !, affluent dans les hôpitaux et, sous le drapeau tricolore qui les enveloppe, trop de cercueils en partent chaque jour pour conduire aux cimetières des héros inconnus.

Mais le manque de munitions arrête notre victoire. L'Allemand, déçu, s'accroche à nos collines, se fortifie dans les creutes de l'Aisne et sur les sommets des Vosges, se terre profondément dans le sol de France auquel, vaincu, il se cramponne.
Et voilà que chez nous s'improvise la rude guerre des tranchées à laquelle, dans leur méticuleuse prévoyance, nos ennemis s'étaient préparés. Alors commence l'âge du barbelé, des chevaux de frise, des périscopes, des caillebotis, des rondins et de la tôle ondulée. On creuse des mines, dont l'explosion sous les tranchées de l'adversaire détermine de vastes entonnoirs. Pour combattre les minenwerfer des barbares féroces et sans scrupules que désormais l'on appelle les Boches, nos bombardiers novices et mal équipés se servent d'antiques et menues bouches à feu depuis longtemps reléguées dans les musées d'artillerie. Les grenades rondes et à manche font leur apparition.
La guerre change de caractère. En même temps l'aspect de nos armées se modifie. Nos soldats cachent le rouge de leur képi sous des manchons bleus et celui de leur pantalon sous des « salopettes » de même couleur. Leur silhouette est alourdie par les gros chandails que la France entière leur tricote ainsi que des amas de chaussettes, de moufles et de cache-nez. Emmitouflés dans leurs passe-montagne ou, s'ils sont dans les neiges d'Alsace, cuirassés de peaux de mouton, ils montent la garde aux créneaux, s'allongent sur les banquettes de tir, s'accroupissent aux postes d'écoute, s'entassent dans les abris.
Bien souvent aussi ils escaladent le parapet pour des reconnaissances, des coups de main, des attaques.
Après la prodigieuse manœuvre de débordement qui restera légendaire sous le nom de « Course à la mer », où les deux armées ennemies cherchent à se gagner de vitesse, après les semaines de terribles et sanglantes mêlées sur l' Yser, où, sous le commandement de Foch, nos fusiliers marins, nos zouaves, nos troupes du 20e corps, conduites par le général Balfourier, et maints régiments d'autres régions dépassèrent en héroïsme et en gloire les prouesses de l'Epopée, il y eut — hélas ! avec une trop grande insuffisance de moyens matériels — d'infructueuses et méritoires tentatives de percée en Champagne, sur l'Aisne, en Lorraine. On cherche à se donner de l'air, à prendre des vues sur l'ennemi, à conquérir des points de départ pour des attaques futures.
Les Eparges, Vauquois, le Four-de-Paris, le bois de la Grurie, l'Hartmannswillerkopf, Perthes-les-Hurlus, Beauséjour, Massiges, Souain, Notre-Dame-de-Lorette, le Mont-Saint-Eloy, etc., sont des noms qui reviennent sans cesse. Nous les avons si souvent répétés dans l'angoisse ou l'espérance que nous éprouvons encore une émotion rien qu'à les prononcer ou à les écrire.

Dans les cantonnements derrière les lignes, c'est la rude et monotone existence des gourbis, des cagnas, des paillotes, où du moins l'on est à l'abri des fusées éclairantes, des obus, des balles. Plus tard, il n'en sera plus de même, lorsque les avions ennemis survoleront ces refuges et y feront pleuvoir des bombes.
Joffre, dont l'immense popularité n'a d'égale que son autorité, passe des revues, salue nos drapeaux déchirés et ternis, décore des officiers et des soldats glorieux, maintient au cœur de tous la foi stoïque, tandis qu'il prépare l'avenir, tandis que, sous son impulsion, sous celle du ministre d'alors, M. Millerand, et des commissions du Sénat et de la Chambre, la France s'arme pour les grands chocs de plus tard.
En quelques mois le soldat français est devenu « le Poilu ». Son aspect, sa physionomie, son allure ont changé. Peu à peu son uniforme se modifie. Le voici coiffé du petit képi bleu et affublé du pantalon de velours en attendant les capotes bleu horizon et le casque Adrian qui lui épargne les petites blessures à la tête et lui va si bien. Le « pinard » lui garde sa force et son enjouement stoïque dans la boue des tranchées. A la requête de Maurice Barrès, M. Millerand crée la Croix de guerre pour récompenser son héroïsme de toutes les heures.
Peu à peu on apprend à faire la guerre et l'on commence à s'armer fortement pour obtenir des résultats avec le minimum de sacrifices. Deux généraux, alors inconnus de la foule, qui pendant toute la guerre travailleront en parfait accord de doctrine et de vues, se rendent compte que, seule, une puissante concentration de feux, détruisant les obstacles, peut permettre l'assaut de l'infanterie. Chargés de réduire un dangereux saillant du front, le 9 mai 1915, — date glorieusement et douloureusement mémorable, — ils appliquent victorieusement leur méthode nouvelle à Carency, à Ablain-Saint-Nazaire et dans les parages voisins. Depuis la Marne et l' Yser, c'est notre première grande victoire. On repousse l'ennemi. On s'empare des villages devenus des forteresses. On fait plusieurs milliers de prisonniers qui défilent devant les généraux vainqueurs dont, malgré une consigne un peu stricte de silence, on finit par savoir les noms : Pétain, Fayolle. C'est la première fois qu'on entend parler d'eux. Heureusement pour nous, ce ne fut pas la dernière.
Aussitôt après nous avoir montré les paysages, les péripéties et les destructions de cette bataille, l'Album de la Guerre nous rappelle l'enthousiasme et l'effervescence de l'Italie impatiente de délivrer ses provinces captives, son entrée volontaire dans la fournaise et la joie pleine d'espoir que sa décision met dans l'âme de nos soldats. Voici, le 5 mai 1915, devant le monument des Mille, au Quarto, Gabriele d'Annunzio, prononçant son fameux discours : « Dehors les barbares ! », le spectacle de l'enthousiasme romain, la bonne humeur sarcastique de nos poilus, ravis de faire savoir au Boche, furieux, cette désagréable nouvelle.

Nous avons la tristesse de voir s'écrouler sous les obus allemands le beffroi et la cathédrale d'Arras ; la destruction de Reims s'aggrave. Mais, tous les jours, nous avons le pressentiment que les audacieux crimes de la guerre sous-marine, faite sans vergogne même aux navires-hôpitaux et aux passagers inoffensifs, en particulier le torpillage du Lusitania, recevront leur juste châtiment. Déjà. voici le Blücher qui, éventré, s'abîme dans les flots. A chaque tentative de sortie, la flotte allemande subira d'autres grands dommages et d'humiliants échecs.
Les premières attaques par les gaz, auxquels l'Allemagne n'a pas honte de recourir — métamorphosent encore l'aspect de nos soldats. Les voilà avec de grosses lunettes sur les yeux et, sur la bouche, des tampons d'ouate maintenus par des masques primitifs, en attendant les engins perfectionnés et pratiques par lesquels, plus tard, on les préservera plus efficacement.
Nos fabrications de guerre s'étant accélérées, on croit avoir assez d'artillerie et de munitions pour appliquer sur un plus vaste front la méthode inaugurée autour du plateau de Lorette, de Neuville-Saint-Vaast, de Mont-Saint Eloy, sur les pentes de Vimy. Le 25 septembre, commence la grande bataille de Champagne qui, au prix d'un héroïsme prodigieux, nous vaut un peu de terrain conquis et beaucoup de prisonniers, et l'on poursuit l'effort en Artois.
En feuilletant L’Illustration, nous nous rappelons l'agression de Ferdinand de Bulgarie contre la Serbie, son alliée d'antan, le triste jeu de Constantin de Grèce au profit de l'Allemagne, et tous les événements d'Orient : les Dardanelles et Gallipoli, Gouraud succédant au général d'Amade, Sarrail à Salonique, l'héroïsme et la tragique retraite des Serbes, leur transport à Corfou, refuge où la France les met à l'abri, les soigne, les ravitaille, les équipe, les sauve ; la défense de l'Egypte, le nettoyage des colonies allemandes.
1916. Importante et glorieuse année et, dans l'ensemble, malgré trop d'angoisses et surtout de cruels sacrifices, malgré certaines déceptions, favorable à la sainte cause de la liberté. Dès février, Verdun ! Sous la neige, la terrible mécanique prussienne se met en branle. D'abord, elle enfonce tout. Driant et ses chasseurs ne peuvent rien contre elle. Mais Castelnau arrive. Approuvé par Joffre, il donne l'ordre qu'on tienne coûte que coûte sur la rive droite de la Meuse. Nuit tragique. Il appelle Pétain dont la lucidité, le sang-froid, la prudence résolue font merveilles. Déjà, à la tête de son 20e corps, Balfourier a, par une action énergique, enrayé la progression.
Comme nous sommes émus en retrouvant, au bas de photographies saisissantes ou de dessins magistralement évocateurs, tous les noms fameux que, tantôt avec angoisse, tantôt avec espérance, toujours avec une pieuse fierté et avec douleur, nous avons si souvent répétés : le bois des Caures. Louvemont, Douaumont, Hardaumont, la Caillette, le ruisseau de Forges, le Mort-Homme, le fort de Vaux, magnifiquement défendu par une poignée de héros dont une volonté d'airain, celle du commandant Raynal, anima la résistance, ceux de Souville et de Tavannes, Malancourt, Thiaumont, Fleury devant Douaumont, et la route de Bar à Verdun où, dès les premières heures du sauvetage, Pétain régla une circulation si intense et si bien ordonnée, et le trafic — trop souvent interrompu par les bombes du petit chemin de fer meusien !
Sur ces collines et vallons sacrés, à jamais illustres dans l'histoire du monde, Nivelle et Mangin achèvent, par des actions admirablement préparées et conduites, l'œuvre préservatrice de Pétain. Pages de gloire sur lesquelles on s'attarde avec orgueil, mais le cœur lourd ! Devant les belles images rappelant ces hauts faits, nous ressentons à nouveau l'inquiétude et le soulagement que, en ces semaines tragiques, nous éprouvions tour à tour à la nouvelle de toutes ces positions perdues ou reprises.
C'est alors que, si touchant avec son légendaire « T'en fais pas ! » et son sublime « On les aura ! » prononcés, les dents serrées, comme un serment, le Poilu atteint le summum de la majesté pittoresque. Les permissions l'amènent, simple, goguenard, bon enfant et tranquille, au milieu de nous, dont l'admiration et la gratitude l'étonnent. Coiffé de sa bourguignotte qui semble faire corps avec lui, ses deux musettes et ses bidons en bandoulière, bien d'aplomb sur ses brodequins et les jambes bien serrées dans ses bandes molletières, la pipe au bec et le regard jovial, il s'appuie fièrement sur sa lourde canne sculptée dans du bois dur pendant les nuits de garde.
C'est sur la Somme que, clairvoyant et ferme comme d'habitude, Joffre sait qu'il dégagera définitivement Verdun. Pour garder les forces nécessaires à cette grande attaque combinée par lui depuis plusieurs mois, il résiste le plus possible aux pressants appels — parfois tragiques — qui lui arrivent de l'Est.
Et, le I er juillet, en liaison avec l'armée britannique qui commence à être nombreuse, solide, bien armée et à savoir faire la guerre, les Allemands sont pris à la gorge. C'est Fayolle, devenu chef d'une armée, qui, avec sa sérénité énergique et lucide, commande les troupes françaises. Le 20e corps de Balfourier et les coloniaux sont là. De village en village, ils repoussent l'ennemi et se couvrent de gloire.
C'est Douglas Haig qui, ayant succédé au maréchal French, commande avec vigueur et victorieusement les Britanniques. On voit enfin sur notre front une plus nombreuse artillerie lourde, des amas de projectiles et les longues pièces sur voie ferrée. Le 15 septembre s'élancent, des rangs anglais, les premiers chars d'assaut, tout de suite célèbres sous le nom de « tanks » et que nous eussions préféré ne faire apparaître qu'en masse. Pourvus de mitrailleuses en quantité efficace, de fusils-mitrailleuses, de grenades, nos soldats cessent enfin de suppléer par leurs poitrines à l'insuffisance de l'armement.
Le même été, les Russes de Broussilof bousculent les Autrichiens qui se replient en désordre et leur raflent des prisonniers par centaines de mille ; les Italiens font victorieusement, sur le Carso, une offensive de grand style ; la Roumanie entre avec courage dans la guerre ; le général Berthelot porte à ses valeureuses troupes les conseils de sa science et de son expérience. De Salonique, Sarrail s'avance jusqu'à Monastir dont il s'empare. Toutes les trahisons hypocrites du roi Constantin ler amènent la constitution de la Ligue grecque de défense nationale, d'où, après le meurtrier guet-apens du I er décembre contre nos marins, naîtra le gouvernement pro-allié de M. Venizelos.
Malheureusement, malgré son enthousiasme patriotique et le courage de ses troupes, la Roumanie, mal soutenue par une Russie réticente, est, après quelques premiers succès brillants, refoulée par une formidable concentration de forces allemandes et autrichiennes. Les photographies de l'Album nous font ressentir à nouveau la tristesse et la déception que nous en éprouvâmes.

En France, Lyautey — dont l'audacieuse énergie nous conserva le Maroc après nous l'avoir conquis — devient ministre de la Guerre après le général Roques qui avait succédé à Gallieni. Joffre, nommé maréchal, passe le commandement au général Nivelle qui, à Verdun, vient de s'illustrer une fois de plus en des opérations victorieuses avec Mangin.
Des photographies d'arbres méthodiquement sciés, de vergers abattus, de troupes françaises pénétrant en des bourgs vides et dévastés nous remémorent la surprise que nous causa la retraite inopinée de l'armée allemande, au printemps de 1917, et notre colère de ses ravages systématiques. C'est ce reflux, cet abandon d'une partie de notre territoire qui nous révélèrent à quel point notre longue et victorieuse poussée sur la Somme ébranla notre ennemi. Il n'était plus en état de tenir contre notre nouvel assaut, qu'il devinait prochain. Et il en dérangeait le programme, il en compromettait la réussite en se repliant.
N'ayant pas été suffisamment adapté aux circonstances nouvelles, ce plan d'attaque n'obtint pas tous les résultats, peut-être un peu trop vastes, qu'on en avait espérés. Un malaise naquit de l'enthousiasme déçu. Mais, grand soldat connaissant à merveille le soldat et sachant lui parler, le général Pétain remit son moral d'aplomb et préserva, pour l'œuvre de délivrance, l'instrument de la Victoire. Jamais on ne lui en saura trop de gratitude. D'heureuses opérations de guerre, supérieurement conçues et exécutées, en particulier celle de Malmaison conduite par le général Degoutte, maintinrent l'espoir au cœur de la nation.
Cette angoissante année 1917 est attristée encore par les conséquences de la révolution russe, bientôt suivie de la révolution bolchevique qui met le désordre moral et matériel dans l'armée alliée, anéantit sa force guerrière. Après le règne du velléitaire Kerensky — que, d'après les photographies de l'Album, où l'on ne voit qu'hommes haranguant des foules avec véhémence, nous pourrions appeler « l'âge de la bouche ouverte » — la révolution bolchevique aboutit au désastreux traité de Brest-Litovsk, qui permet à un million d'Allemands de refluer sur nous.
La promptitude avec laquelle — selon le plan merveilleusement précis de Foch et sous la conduite de Fayolle, nommé général en chef de l'armée d'Italie, après avoir commandé sur notre front le groupe des armées du Centre — par les chemins de fer et les routes nous courons à l'aide de l'Italie momentanément submergée à Caporetto, après tant de brillantes et méritoires actions de guerre, ne nous empêche pas de sentir vivement les déconvenues de cette année mauvaise.
Mais nos forces d'Orient s'accroissent pour la réalisation d'un plan établi par le général Guillaumat. Mais le Portugal participe à la lutte. Mais, après l'expulsion du roi Constantin, M. Venizelos organise son gouvernement national. Et surtout les Etats-Unis entrent avec toutes leurs forces dans la bataille. Après avoir, le 3 février, rompu les relations diplomatiques avec l'Allemagne, ils lui déclarent la guerre. Et, dès juin, nous voyons arriver leurs premiers bataillons avec le général Pershing qui, au cimetière Picpus, en une inspiration magnifique, s'écrie : « La Fayette, nous voici ! »
Une superbe composition de Sabattier, « le Café de la Paix pendant la guerre », que nous offre l'Album de fa Guerre, nous rappelle ce qu'était alors Paris avec ses uniformes, ses couleurs, ses visages de tous pays, et quelle belle tenue, quelle bonne humeur il garde sous les bombes d'avions et bientôt sous les lourds obus des canons monstrueux qui, à distance, y semèrent la mort, y éventrèrent des églises, des hôpitaux.

L'année 1918 est inoubliable. Ses émotions restent toujours vivantes en nos cœurs. Nos commentaires seraient superflus.
Clemenceau est au pouvoir. Avec le président Poincaré qui, selon la parole même de son premier ministre, « n'a jamais flanché », il incarne l'âme de la nation, la volonté de vaincre.
Toutes les forces du pays sont tendues vers la Victoire.
Nous avons enfin le formidable outillage qui peut nous la donner.
La trahison est jugulée d'une poigne solide. Nos armées sont commandées par de grands chefs qui ont conquis leur autorité dans la bataille. Après la terrible alerte en Picardie et sur les routes de l'Oise, le commandement unique a été confié à Foch, dont Weygand est le collaborateur intime. Pétain, secondé par Fayolle, Castelnau, Maistre, ses commandants de groupes d'armées, a sous ses ordres Gouraud, Degoutte, Debeney, Humbert, Berthelot, Mangin, de Mitry et d'autres non moins clairvoyants et vigoureux. Franchet d'Espèrey prépare en Orient d'irrésistibles actions.
La surprise du Chemin des Dames, faiblement tenu par des troupes peu nombreuses et fatiguées, est la dernière bonne fortune des Allemands. En juin, au 14 juillet, ils reçoivent de Gouraud le coup d'arrêt définitif. Ensuite, grâce à une série de manœuvres magistralement réglées, conduites, exécutées, auxquelles participe glorieusement l'armée belge ayant à sa tête le ferme et chevaleresque roi Albert I er, c'est, jusqu'au II novembre, le triomphe.
Foch, devenu dans le péril le chef suprême des armées alliées et nommé maréchal de France au lendemain des premiers succès de son énergique et savante stratégie, ordonne avec une clairvoyance géniale la série des grandes opérations libératrices.
Dès qu'une première victoire sur un point du front rend disponibles quelques troupes, aussitôt et à l'improviste il frappe ailleurs un autre coup qui accélère la délivrance.
Au geste de ce chef résolu et d'esprit lucide, joignant au sens du réel une imagination puissante, sur tous les secteurs de la ligne de feu la bataille successivement s'allume.
Sur l'Aisne, puis à Saint-Mihiel et en Argonne, la jeune et vigoureuse armée des Etats-Unis, autonome sous la conduite du général Pershing, prend victorieusement part à la lutte.
Le mur allemand est partout ébranlé. Le voilà qui, sur certains points essentiels, croule. La fameuse ligne Hindenburg est franchie. Démoralisé, l'envahisseur se retire. Mais pas à pas, en se défendant, jusqu'au jour où, se sentant vaincu d'une manière irrémédiable, il brandit avec angoisse le drapeau blanc de la défaite capitale.
Durant quatre mois prodigieux, où nos soldats et leurs chefs — si dignes d'eux triomphent au prix de souffrances ininterrompues et de sacrifices jusqu'au bout très lourds, de semaine en semaine, puis presque de jour en jour, ces victoires se succèdent.
L'Album de ta Guerre nous en fait revivre toutes les dates et toutes les impressions heureuses, de même qu'il nous fait admirablement sentir, par les photos d'avions dans les airs, de puissants canons en batterie, du matériel partout en service, la puissance d'outillage que, dans des conditions difficiles, tout de même nous nous étions donnée.
Mais à quoi bon insister ? Les bulletins quotidiens de victoire sur tous les fronts, depuis la courageuse armée belge, impatiente de délivrer son pays, jusqu'à l'armée d'Orient, sous les ordres de Franchet d'Espèrey qui culbute et fait capituler en rase campagne les troupes ennemies, sont inscrits dans toutes les mémoires. De même que nos cœurs entendront toujours les cloches et les coups de canon nous annonçant l'armistice, scandant le discours où, à la Chambre, Clemenceau en fit connaître les conditions, oublierons-nous jamais la rumeur joyeuse de la foule et ses chants d'allégresse, l'entrée de l'armée française victorieuse, au milieu des larmes de bonheur et d'espérance, dans l'Alsace et la Lorraine affranchies, la remise solennelle du bâton de maréchal à Pétain, sur l'esplanade de Metz, le défilé de nos drapeaux sous l'Arc de Triomphe, toutes les exaltantes cérémonies qui marquèrent ces jours de bonheur ?
Il faut que nos enfants et petits-enfants puissent les revivre. L'Album de la Guerre, si merveilleusement évocateur, le leur permettra. Chacune de ses pages a la valeur d'un témoignage et l'attrait d'une vision directe.

GEORGES LECOMTE

Membre de l’Académie Française, dont il fut le secrétaire perpétuel
Grand-Croix de la Légion d’honneur