864ac6eda9bb1d7aa19fa0c6b0fa54ef.txt

La plus vivante des encyclopédies universelles


La Commune par Régine Pernoud

Lorsqu'une préface m'a été demandée pour le remarquable projet d'un album consacré à la Commune, j'ai d'abord été quelque peu surprise : les époques qui me sont familières en tant qu'historienne, qu'il s'agisse de celle d'Aliénor d'Aquitaine ou de celle de Jeanne d'Arc, sont fort éloignées de notre XIXe siècle.


Barricade de la chaussée Ménilmontant, 1871
Barricade de la chaussée Ménilmontant, 1871
Les auteurs du vaste et magnifique travail de réédition de L'Illustration m'ont alors rappelé que j'avais passé plusieurs années à suivre le Bourgeois français à travers son histoire. Il m'avait été donné de le voir d'abord en pleine activité économique puis, en diverses phases, assumer l'activité administrative, pour prendre finalement en main les destinées politiques du pays en la personne du banquier Laffitte, et celle de "Monsieur Thiers" - représentant de la bourgeoisie des avocats, procureurs, agents de magistrature, de finance ou de l'enseignement, qui établira effectivement son pouvoir à l'occasion de la Commune.
Mais pour flatteuse qu'ait été cette insistance, ce n'est pas tellement elle qui m'a convaincue d'accepter : il m'a suffi d'avoir en main les bonnes feuilles de l'ouvrage prévu pour que soit levée toute hésitation.

Extraordinaire, cette impression de plonger dans l'Histoire "à vif", de détenir en quelques pages - il est vrai de vastes dimensions ! - l'entier déroulement des faits. Les liasses d'archives que j'ai si souvent manipulées ne livrent en général des événements qu'au compte-gouttes ; annales et chroniques demandent à être décryptées et procèdent d'un point de vue tout personnel, et tout local ; que dire des cartons du Trésor des Chartes, et de ces magnifiques parchemins qu'on ne déroule que d'une main respectueuse et émue ! et qui vous délivrent certes un message des plus concrets, mais sur des points souvent infimes. Ici, véritable aubaine pour l'historien, l'Histoire se déroule au jour le jour, accompagnée des réactions immédiates de ceux qui la vivent, sans parler de ce luxe de gravures qui donne une haute idée du talent et de l'audace des dessinateurs, de la rapidité d'exécution des graveurs, des typographes et en général des ateliers d'imprimerie du siècle dernier.

On me dira que je pouvais éprouver le même choc en lisant n'importe lequel des journaux de ce siècle, voire des gazettes du précédent. Mais ce n'est qu'en partie vrai. Je possède un solide point de comparaison, ayant feuilleté un à un les numéros du Moniteur pour lire intégralement les débats relatifs à la loi de 1841 sur le travail des enfants dans les usines. L'impression ressentie en tournant les pages du grave et officiel journal, dans l'ancienne Salle des Périodiques de la Bibliothèque Nationale, était tout autre. Avec un quotidien, les faits se trouvent dilués, présentés, si l'on peut dire, à courtes doses, et noyés dans les interminables "papiers" des journalistes d'antan, lesquels se plaisaient aux analyses, plus encore, semble-t-il, que ceux qui rédigent de nos jours les éditoriaux.


Incendie de l'Hôtel-de-Ville, 1871
Incendie de l'Hôtel-de-Ville, 1871
Dans L'Illustration, au contraire, l'Histoire surgit, d'autant plus saisissante que sa périodicité lui donne plus de force. L'événement est déjà décanté ; il a pris sa valeur ; il se trouve replacé dans un ensemble et n'est plus traité comme simple "information".
Or, jamais sans doute ces intervalles permettant quelque recul n'auront été plus nécessaires qu'en ces années 1870-1871 où le sort d'un empire, d'une nation, de tout un peuple aura basculé avec une rapidité qui, cent vingt ans après et en dépit des tourmentes traversées en notre XXe siècle, donne le vertige.

Seul un recueil comme celui-ci peut provoquer pareille émotion, en permettant pareil raccourci : les premières pages s'ouvrent sur le spectacle de la fête impériale ; au mois de juillet 1870, la proclamation de Napoléon III au peuple français déploie toute l'emphase du genre : "Il y a dans la vie des peuples des moments solennels où l'honneur national violemment excité s'impose comme une force irrésistible, domine tous les intérêts et prend seul en main la direction des destinées de la patrie. Une de ces heures décisives vient de sonner pour la France..." et s'achève sur une perspective prometteuse : "Un grand peuple qui défend une cause juste est invincible."

Le 24 juin 1871 - un an après - l'empereur a abdiqué ; l'armée française a été écrasée en trois batailles désastreuses ; et, pire encore, Paris assiégé, affamé, occupé, a connu la plus terrible faille qui ait marqué son histoire. Impossible d'imaginer contraste plus saisissant.

Chacun des feuillets que l'on tourne apporte sa consternante réalité. D'abord sur le plan militaire. "Trois batailles livrées, autant de batailles perdues", lit-on le 13 août 1870; le commentateur hésite à nommer la troisième : faut-il parler de Froeschwiller ou de Reichshoffen? Les "cuirassiers de Reichshoffen" passeront dans la mémoire collective, voire dans les manuels scolaires, triomphant des incertitudes du témoin oculaire; et de même cette bataille de Gravelotte dont dessinateur et graveur nous montrent un aspect sous le titre : "Effet des mitrailleuses sur le front d'attaque de l'armée prussienne"; et le mois n'est pas terminé que les correspondants de guerre de L'Illustration, Lançon et Gaildrau, auront eu à dessiner Mouzon, Sedan, Strasbourg, où vont s'accumuler les défaites successives, pour nous ramener bientôt à Paris : Les ouvriers terrassiers des environs de Paris allant travailler aux fortifications."

Car c'est à Paris que tout va se passer désormais.

"Imaginez-vous une ville comme Paris, où les meilleures têtes d'un grand empire sont toutes réunies dans un même espace ... , où chaque pas sur un pont, sur une place, rappelle un grand passé, où à chaque coin de rue s'est déroulé un fragment de l'histoire." Ainsi parlait Goethe, en 1827. Cette phrase, nous l'empruntons à un remarquable ouvrage qui s'impose à la mémoire à propos des "années terribles" : celui que Geneviève SEE a consacré au Siège de Paris(1). Elle a rassemblé, sur les 133 jours du siège, du 18 septembre 1870 au 29 janvier 1871 où fut proclamé l'armistice, une foule de menus faits qui de la petite histoire rejoignent la grande, en notant par exemple, au jour le jour, "ce que les assiégés n'ont pas su" : ainsi les départs de ballons assurant une liaison problématique avec "la province" ; et le tout confirme en contre-point ce que nous apprennent les commentaires de L'Illustration.

Arrivée à l'Hôtel de Ville de Paris du citoyen Rochefort, 1870
Arrivée à l'Hôtel de Ville de Paris du citoyen Rochefort, 1870
A Paris, la République a été proclamée le 4 septembre : les événements militaires ont entraîné le changement politique. Beaucoup d'autres vont suivre.

Le dessin qui nous montre le peuple réuni sur la place de l'Hôtel-de-Ville, dans le numéro du 10 septembre, prend valeur prémonitoire : les bâtiments vont disparaître ; nous les reconnaissons parce qu'ils seront rebâtis à l'identique, mais entre-temps le vaste édifice aura entièrement brûlé, entraînant la disparition pour les Parisiens de leur état civil : Paris aurait donc, en ces jours sombres, perdu son identité ? Et cela nous rappelle que les Archives Nationales, à cent ou deux cents mètres de là, ont failli subir le même sort : elles n'ont été sauvées de l'incendie que grâce aux petites gens : personnel de gardiens, qui, logés sur place, ont courageusement défendu l'ancien Hôtel de Soubise et ont su convaincre les incendiaires de ce que les Archives conservaient la vie de tout un peuple ; ils ont su trouver les mots qu'il fallait pour persuader les émeutiers, - eux aussi petites gens poussés par une folie de destruction.

La Commune avait été instituée, à l'Hôtel-de-Ville même, le 26 mars 1871. Les Parisiens avaient subi les horreurs du siège, et, tandis que Gambetta multipliait les proclamations, la faim minait ceux qui ne pouvaient prétendre même aux menus à base de viande de cheval que détaillent les pages de L'Illustration, dès le mois d'octobre précédent, en attendant l'ouverture des "boucheries canines" ou "félines" ; ils avaient vu flamber le château de Saint-Cloud, témoin des fastes de l'Empire, et l'armée "prussienne" défiler sur les Champs-Elysées. La famine qui pousse au pillage, l'humiliation de la défaite, la rancœur contre ceux que l'on tient pour responsables, ici de la trahison, et là du désordre, - tout est en place pour une scission qui va se révéler implacable, et tandis qu'une assemblée qui se veut nationale délibère à Versailles, la voix de la Commune, à Paris, va se faire de plus en plus exigeante, et sans appel.

Les précisions successivement apportées par les numéros du mois d'avril font prévoir la suite : d'abord une vaste prise d'otages ; on évalue à 340 le nombre des ecclésiastiques arrêtés durant la Semaine Sainte (Pâques tombe cette année-là le 9 avril). On mesure alors l'évolution des mentalités en vingt années à peine : lorsqu'a été renversé, par un mouvement réellement populaire, le pouvoir de Louis-Philippe, en 1848, les curés bénissaient les arbres de la Liberté dressés un peu partout, et défilaient avec les émeutiers ; le peuple gardait au clergé sa confiance, alors que la bourgeoisie, en 1789, était profondément anticléricale. Mais, précisément à cause de la crainte provoquée par le soulèvement tout spontané de 1848, Monsieur Thiers, aussi bien que le gouvernement impérial, ont multiplié les avances envers le clergé, lequel s'y est déplorablement prêté. N'oublions pas qu'en vertu du Concordat, les évêques sont désignés par le pouvoir temporel, — et il en sera ainsi jusqu'en 1904.

Or, le 29 avril, la Commune propose d'échanger otage pour otage : l'archevêque de Paris Monseigneur Darboy contre Auguste Blanqui, prisonnier quelque part dans le Lot. Monsieur Thiers refuse. En fait, il est pour le moins aussi anticlérical qu'un Delescluze ou un Raoul Rigault et peu lui importe le sort de l'archevêque.

On sait la suite, les tragiques semaines de mai, les massacres d'otages, Paris en feu (les Tuileries disparaîtront), et la sanglante répression, un carnage devant lequel ni vainqueurs ni vaincus n'oseraient garder la tête haute. En chaque camp, la violence avait été portée à son paroxysme. "Pas de quartier", a ordonné Thiers ; son mépris pour "la vile multitude" rejoint d'ailleurs celui de Karl Marx ("le sous-prolétariat, cette lie des grandes villes"). Et l'horreur de la répression, après celle de la révolte, est intensément soulignée par les gravures : "Exécution des insurgés pris les armes à la main"... "La chasse à l'homme dans les Catacombes", etc.

exécution d'insurgés agents de la Commune, 1871
exécution d'insurgés agents de la Commune, 1871
Un triomphe qui sera surtout celui de la haute finance - car le paiement des indemnités de guerre sera pour les banques, on l'a fait remarquer, une excellente opération ; la solitude d'un peuple qui reportera tous ses espoirs vers les idéologies dont on sait aujourd'hui qu'elles amènent inévitablement la dictature et son cortège de victimes, - tel va être le bilan de cette Année terrible.
Plus d'un siècle ayant passé, l'historienne peut ici se permettre d'avancer quelques réflexions sur l'Histoire.


Barricade dans les rues de Paris, 1871
Barricade dans les rues de Paris, 1871
Par exemple sur le rôle et le développement de la photographie ; elle est encore absente du présent album, faute de moyens de reproduction, qui vont prendre par la suite l'extraordinaire expansion qu'on peut constater chaque jour et dont L'Illustration ne tardera pas à témoigner ; inutile d'insister. Pourtant on reste surpris de la lenteur avec laquelle se développent certaines techniques. Ainsi de la microphotographie. On peut apprendre, toujours par le présent album, que l'essentiel est déjà inventé en 1871, puisque deux gravures, d'un extrême intérêt, nous montrent, l'une le "colombier des pigeons messagers de la rue Magenta", l'autre, à leur arrivée, le "grossissement et transcription des dépêches microscopiques". On attachait en effet aux pattes des pigeons-voyageurs des pellicules microphotographiées. Or la microphotographie, invention de l'ingénieur Dagron, ne servira plus, par la suite, qu'à fabriquer des objets-souvenirs comme ces porte-plumes munis d'un verre grossissant qui permettait de voir le profil du pape ou l'église Notre-Dame de Lourdes ; ou parfois, à l'usage des "grandes personnes", des sujets peu édifiants. Il s'écoulera presque un siècle avant que le procédé ne soit utilisé dans ses innombrables applications industrielles possibles, puis, pour nous en tenir à notre domaine, au service de l'érudition. Lorsqu'en 1973 nous avons fait mettre sur microfiches, pour le Centre Jeanne-d'Arc d'Orléans, et grâce au remarquable Laboratoire de Recherches photographiques du C.N.R.S. , les documents du XVe siècle concernant Jeanne d'Arc, deux établissements s'y sont refusés : la Bibliothèque de Berlin-Est, faute de posséder l'équipement nécessaire, et la Bibliothèque Nationale de Paris, ne voulant pas que ses trésors puissent être "communiqués" inconsidérément...

Et la médiéviste ajoutera encore une remarque : la ville de Paris avait subi un terrible siège, l'an 886, de la part des envahisseurs normands, destructeurs impitoyables de tous les édifices qu'avait élevés la Chrétienté des Vie - VIIIe siècles. Mais par la suite, Paris ne connaîtra plus ni siège, ni "commotion", ou disons révolte populaire, jusqu'à la date de 1356, lorsque Etienne Marcel, le prévôt des marchands, profitera de la captivité du roi Jean le Bon pour tenter de mettre la main sur le royaume, et fera tuer, sous les yeux du jeune dauphin terrifié - le futur Charles V le Sage - deux des conseillers de son père, voulant ensuite soulever le peuple, lequel ne tardera pas à se retourner contre lui.

Plus de cinq cents ans sans occupation militaire, sans saccages ni tueries ; comparons avec ce que Paris aura subi entre 1789 et 1950. C'était, il est vrai, un "âge de ténèbres".

Régine PERNOUD
Historienne

(1) Aujourd'hui Paris, ou les 133 jours du siège 1870-1871, par Geneviève D.-SEE. Editions les 7 Vents, Versailles.

Gonflement d'un petit ballon porteur de proclamations de la Commune, place de l'Hotel de Ville, Paris, 1871
Gonflement d'un petit ballon porteur de proclamations de la Commune, place de l'Hotel de Ville, Paris, 1871