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La plus vivante des encyclopédies universelles


La Grande Bretagne par Irène Frain

Préface de La Grande Bretagne - Les grands dossiers de L'Illustration


Comment peut-on être anglais ?

Pendant très longtemps, il n'a existé pour les Français peuple plus exotique - au sens premier du terme : radicalement autre. Comment peut-on se délecter de thé en lieu et place de vin, se réjouir la panse de gigot à la menthe, couper la tête d'un roi avant tout le monde, pour remettre aussitôt sur le trône une dynastie indéboulonnable, concilier monarchie et liberté, inventer l'élégance masculine et exhiber les femmes les plus mal fagotées de la planète, appeler victoires ce que nous appelons défaites, Waterloo et Trafalgar...

Dès le milieu du dix-neuvième siècle, alors que l'Angleterre se bâtit un Empire et peaufine, au sein de l'Europe, sa singularité insulaire, le regard de la France sur le Royaume-Uni ressemble à celui d'un soupirant éconduit. Perfide Albion : le mot n'est souvent prononcé qu'à mi-voix, mais la jalousie est d'une évidence criante. Le traumatisme des guerres napoléoniennes reste toujours vivace, à l'heure même des embrassades de l'Entente Cordiale. Impressionnés par les fastes de l'Empire qui font accourir à Londres, pour chaque couronnement, des maharadjahs ruisselants de perles comme les derniers descendants des réfugiés du Bounty, les Français tentent désespérément de comprendre comment cette civilisation qui se constitue sous leurs yeux peut en imposer à l'univers, sans gastronomie, sans galanterie, sans salons littéraires et surtout sans république...

L'Angleterre, c'est la France au miroir. A elle seule, l'arrivée de la malle des Indes raconte les faiblesses de notre politique coloniale. Le ton mi-figue, mi-raisin des reportages sur les docks, les usines, les chemins de fer britanniques révèle entre les lignes le retard de notre industrialisation. Enfin il y a la monarchie... A me-sure que Marianne s'affirme de ce côté-ci de la Manche, qu'elle répand son idéologie et met au point, ex nihilo, les pompes républicaines, les Français se passionnent de plus en plus pour les traditions prestigieuses de la couronne anglaise. Passion très ambiguë elle aussi. Ces princes et ces princesses, dont on publie complaisamment généalogies et portraits de cour, semblent avoir pris la place des Bourbons dans l'inconscient des Français régicides, toujours traumatisés par la mort de Louis XVI.

Mais à la première occasion, la France égalitaire resurgit et rappelle avec malice que ces rois sont des hommes. On se plaît ainsi à raconter que la reine Alexandra a dû, comme un vulgaire pékin, payer six pence le droit de visiter une exposition. On s'amuse à publier une photo d'Edward VII, ridiculement engoncé dans le wagonnet miniature d'un train pour enfants. Ou encore, insolence suprême, on montre David, le futur duc de Windsor, déguisé en femme, lors d'un bal costumé fort privé, et vraisemblablement très agité !

La médiatisation de la couronne britannique point à l'horizon. Certes, on ne s'intéresse pas encore à la vie privée des altesses. L'ombre pesante de Victoria s'étend toujours sur le Royaume-Uni, et les paparazzi ne sont pas encore nés. Ou, plus exactement, les conditions propices à leur éclosion ne sont pas réunies. Les visages des souverains apparaissent en photos, mais les actualités cinématographiques sont alors dans l'enfance et ne sauraient prouver aux foules que les princes sont bel et bien faits de chair, avec les faiblesses qui vont avec... Pour peu qu'ils laissent leur couronne au vestiaire, nul ne les reconnaît.

Ainsi, Edward VII peut tromper sa royale épouse avec tout ce que l'Europe comptait de capiteuses beautés, ladies pur-sang ou créatures vénales, sans que les gazettes n'en soufflent jamais mot ; et pourtant, l'une de ces pierreuses n'est rien moins que la Belle Otéro... Même si le roi d'Angleterre hante les cabarets parisiens, tutoie la Goulue, ou se fait construire, dans la célèbre maison de plaisir de la rue Chabanais, un lit modern style des plus licencieux, on s'en moque. Pour les journalistes, l'heure n'est pas au scandale princier, mais à l'exploration méthodique, on pourrait même dire ethnologique, de cette variété d'humanité plus singulière encore que les autres Anglais : le pur Windsor.

On s'intéresse donc en priorité aux rites sociaux de la tribu royale, à sa passion des chiens et des chevaux, à ses migrations saisonnières vers tel ou tel château : Sandringham et son annuelle chasse au faisan, Balmoral où les hommes sont tenus de porter le kilt qui leur découvre le genou, si aristocratique soit-il... La description exhaustive des moeurs monarchiques conforte les Français dans l'idée qu'Albion, à défaut d'être vraiment barbare, est un pays bizarre, et que tout se tient dans cet empire du saugrenu. La même incongruité semble présider aux usages de la Cour et aux subtilités du cricket. Tout comme l'abracadabrante recette du pudding de Noël et les hommes-sandwiches qui peuplent les rues de Londres.

Le Français cartésien se résigne à les admettre sans les expliquer, et surtout sans trop s'y frotter. Avec un rire parfois bien jaune... Un seul point réjouit les observateurs hexagonaux : le fait que le roi d'Angleterre se soit résolu à embaucher un cuisinier bien de chez nous, et que les Windsor condescendent à rédiger leurs menus dans la langue de Molière. Commentaire éloquent du chroniqueur : "Juste revanche de Trafalgar !".

Ce sentiment amer ou goguenard s'estompe au fil des années. Après la guerre de 1914, et l'intervention valeureuse des Tommies dans le premier conflit mondial, la France oublie ses vieilles rancunes. Il est vrai que l'Empire britannique se lézarde, et que les grèves n'épargnent pas davantage les mines du pays de Galles que les terrils de Lille-Roubaix-Tourcoing. Et l'ombre sinistre du Fürher s'étend désormais sur l'Europe, en dépit (ou peut-être à cause) des sourires de Daladier et Chamberlain. Enfin il y a eu l'affaire Simpson...

On remarquera que les Français ne l'ont pas appelée "l'affaire Edward VIII" : comme si la dignité royale, même au pays des sans-culottes, interdisait ce crime de lèse-majesté. En France comme outre-Manche, les imaginations s'enflamment. Cette Wallis aux yeux si bleus n'est-elle qu'une vile intrigante, ou au contraire une sincère amoureuse, confrontée aux rigueurs de la raison d'Etat ? Que se passe-t-il derrière les deux fenêtres de Fort Belvédère, où veille si tard Edward VIII, pressé de prendre sa décision ? Et que dissimule le visage angoissé de sa maîtresse, à la porte d'une luxueuse villa provençale, loin du tumulte qui agite Londres ? De semaine en se¬maine, de photo en photo, le public haletant suit les épisodes de ce premier ciné-roman made in Buckingham. Le romanesque princier vient de naître. Le feuilleton ne s'arrêtera plus : les tourtereaux par lesquels le scandale est arrivé n'ont pas convolé en justes noces qu'une nouvelle famille vient occuper le devant de la scène royale.

L'atmosphère est brusquement détendue par les frimousses rafraîchissantes de deux petites filles, Elizabeth et Margaret, qui vont grandir sous les bombes, avant de nous offrir à leur tour, avec Charles, Diana, Fergie et les autres, une saga familiale plus inventive que tous les scénarios conçus à Hollywood. Du coup, les stars de cinéma elles-mêmes, Rita Hayworth et Grace Kelly en tête, se mettront à rêver armoiries, carrosses et couronnes... En cent cinquante ans, l'Angleterre a non seulement réussi le prodige de s'inventer une nouvelle civilisation, mais aussi de se survivre à elle-même à travers ce qu'elle avait de plus désuet : la monarchie.

Irène FRAIN