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La Grande Guerre par Jean-Baptiste DUROSELLE

Préface de la Grande Guerre (Première Guerre Mondiale) -1 ème partie - Les grands dossiers de L'Illustration



J’appartiens à la génération qui a vécu son enfance dans les années 20. Mon père avait été grièvement blessé à Verdun. Nos imaginations d'enfants se trouvaient être tout imprégnées de guerre ; mais de celle-ci, nous ne ressentions que l'héroïsme, nullement l'atrocité. Nous creusions sans cesse des tranchées dans le jardin de ma grand-mère. La difficulté était de trouver les troupes allemandes, malgré la possession de deux casques ramenés du champ de bataille. Mais il y avait une solution : comme les « petits sont prêts à tous les sacrifices pour jouer avec les « grands », nous les enrôlions. Ils savaient que leur rôle consistait à se jeter à terre en poussant de grands cris lorsque l'infanterie française (trois à quatre gamins de 10-12 ans, armés de sabres et de baïonnettes en bois) faisait triomphalement la conquête des lignes ennemies.
Si je raconte cette historiette, qui devait se répéter à des milliers d'exemplaires sur le territoire national, c'est que l'émotion enfantine qu'elle représente était mêlée à la consultation assidue de L'Illustration. Je revois encore les cinq gros volumes, au dos de cuir rouge, que mes parents avaient pieusement fait relier. D'année en année, ils se fatiguaient davantage, car frères, cousins, amis et moi les ouvrions sans cesse avec toute la délicatesse que la jeunesse manifeste à l'égard des reliures. Mais je suis témoin du fait que, reliées en rouge, en brun ou en noir, de pareilles collections de L'Illustration, pour 1914-1918 existaient par milliers. Il y en avait chez mon oncle, l'ancien commandant de réserve d'artillerie, gravement blessé au dos ; chez mon oncle, le capitaine d'artillerie, qui n'avait plus qu'un bras ; chez mon oncle, simple soldat et gueule cassée ; chez mon oncle, brigadier d'artillerie, profondément gazé pendant cette guerre.
Il faut être adulte pour que tous ces souvenirs se rassemblent et reçoivent, soit de l'expérience, soit de la lecture et de la réflexion, leur éclairage véritable, à savoir que la guerre est horrible, mais qu'il faut être libre et que, quelquefois, il faut la faire. Aussi me semble-t-il qu'on doit placer en exergue de ce livre le mot du grand stratège britannique Lidell Hart : « Si tu veux la paix, apprends à connaître la guerre. »
Voici donc un premier volume qui, d'une façon bien originale, va nous aider à connaître un aspect de la guerre ; un aspect particulier, certes, mais le nôtre, à nous français : La France au combat de 1914 à 1916.
Ce livre commence par l'assassinat de l'archiduc-héritier d'Autriche François-Ferdinand à Sarajevo, ville de Bosnie, le 28 juin 1914, par un étudiant serbe. Aussitôt, le gouvernement austro-hongrois, convaincu — à tort — de la complicité du gouvernement serbe, décide secrètement « d'en finir avec la Serbie ». Il consulte son allié allemand qui l'appui, car dans le cas contraire, il perdrait l'alliance, indispensable à ses yeux, de l'Autriche-Hongrie. Et brusquement, comme un coup de foudre dans un ciel serein, l'Autriche-Hongrie adresse le 24 juillet un ultimatum à la Serbie. Le même jour, l'Allemagne communique une note à toutes les puissances : l'affaire, dit-elle, est seulement austro-serbe. Toute intervention d'une autre puissance aurait, du fait des alliances, « des conséquences les plus graves ». Mais la
Russie ne veut pas laisser écraser la Serbie. La France, de 39 millions d'habitants, ne peut lâcher son allié russe. L'Angleterre ne peut pas davantage accepter l'invasion de la Belgique par l'Allemagne en 1914 qu'elle ne l'a acceptée par la France en 1792.
L'Illustration, qui n'a pas interrompu sa publication aux heures difficiles de 1870-1871, ne la suspendra pas au moment où s'engage une nouvelle guerre, selon elle, préparée et provoquée, comme l'autre, par la fourberie et la brutalité germaniques. Cependant, L'Illustration approuvera la censure : il ne faut pas que la presse renseigne l'ennemi. Elle exercera au besoin sa propre censure sur les documents reçus (note du 8 août 1914).

Ainsi, à travers une imagerie originale, remarquable, plus exceptionnelle qu'à notre époque de « mass-media », L'Illustration va suivre ce que l'on savait de la guerre, et, pour donner un exemple frappant de l'auto-censure, éviter de reproduire la photographie d'un cadavre de Français.
La guerre fut déclarée le 3 août 1914 par l'Allemagne qui avait un plan : abattre la France en encerclant son armée, avant de s'en prendre à la Russie. Elle avait à cet effet renforcé son aile droite pour traverser la Belgique — pourtant officiellement neutre — puis envahir la France du nord en décrivant un immense arc de cercle vers le Sud, puis le Sud-Est. Un puissant courant d'« union sacrée » faisait frémir le pays abolissant les barrières politiques. Un magnifique dessin de J. Simont dans L'Illustration représente la séance du 4 août 1914 à la Chambre des députés, qui va entendre le message du Président de la République et voter les crédits militaires. Une chronique régulière d'Henri Lavedan va désormais publier les informations autorisées, avec l'élan d'un patriotisme dont il ne faut pas sourire, car il était pris « à chaud », dans un peuple qui voulait rester libre et repousser l'envahisseur.
Dans le premier mois, on ignore tout du front, d'où la prédominance des vues, dessins et photos relatifs au départ des mobilisés, à l'arrivée des alliés britanniques ou aux tristes cohortes de réfugiés belges fuyant sur les routes.
Et brusquement, à la fin d'août, la population française apprit qu'on se battait « de la Somme aux Vosges », c'est-à-dire, en France. Pourtant la manœuvre allemande échoua. La Ire et la He armées des généraux von Kluck et von Bülow, au lieu de foncer sur Paris, s'infléchirent vers le Sud-Est et atteignirent la Marne. Alors le général Joffre, commandant en chef des armées, et le général Galliéni, gouverneur militaire de Paris, lancèrent la contre-offensive générale. Du 6 au 12 septembre, ce fut la bataille de la Marne. Les Allemands battirent en retraite et s'installèrent dans une ligne de fortifications de terre, les tranchées, gardant sous leur contrôle une partie du territoire français, et presque toute la Belgique. Les deux adversaires, par coups de boutoir successifs, tentèrent de se déborder du côté Nord ; c'est la « course à la mer » illustrée par une très belle carte du 19 septembre qui montre le début de cette opération. Les portraits de Joffre et de Galliéni permettent, aux lecteurs de L'Illustration, de faire connaissance avec les chefs ; les premières photos de villes en ruines, de tranchées font deviner que la guerre sera longue. Les dessins évoquant l'armée allemande refluant en rangs serrés étaient propres à émouvoir les lecteurs, mais l'imagination y avait trop de part.
A partir de novembre 1914, la tranchée devient le leitmotiv de L'Illustration, monotone, lugubre, mais aussi infiniment émouvant. Les lecteurs, bouleversés peuvent découvrir des soldats qui luttent, d'autres, au repos sur la paille ; des cartes bien dessinées et des vues perspectives qui expliquent le déroulement des opérations. Une grande aquarelle de Georges Scott représente un convoi de prisonniers allemands. Des photos saisissantes permettent de voir la vie des hommes dans les tranchées, le repas, la distribution de vin, debout, au-dessous du parapet, mais aussi les trains de blessés, les ambulances, les canons. La guerre aérienne apparaît en janvier 1915 et le public peut comparer le pimpant avion français aux ailes rectangulaires, piloté par Roland Garros, aux sinistres avions de malheur que sont les « aviatiks ennemis.
De plus en plus, la photographie remplace le dessin d'imagination et on peut considérer comme un chef-d’œuvre, celle d'une tranchée allemande prise à la baïonnette par notre infanterie, dans les Hauts-de-Meuse, ainsi que la photo du cuirassé allemand « Blücher », en train de sombrer. Bien entendu, L'Illustration a longuement représenté et commenté le nouvel uniforme, le « bleu horizon » succédant aux pantalons rouges meurtriers et le casque qui apparaît vraiment en octobre 1915. Toute la dernière partie du livre est dominée par la bataille de Verdun. L'Illustration atteint là le niveau du chef-d’œuvre : des cartes détaillées, des vues perspectives, et surtout un ensemble unique de photos représentent, d'une façon exceptionnelle, ce drame.
Verdun, souvenir d'horreur et de courage. C'est la « guerre d'usure » voulue par le commandant en chef von Falkenhayn qui cherche à prendre Verdun, après une formidable attaque d'artillerie, pour que le moral de toute la France s'effondre ou pour que les Français y engouffrent toute leur armée et s'usent jusqu'à la mort. La bataille commence le 21 février et dure jusqu'en juillet. C'est la tragique épopée de la France ; les Français tiennent bon contre ce que Pétain a appelé « les assauts furieux des armées du Kronprinz ». Ils infligent aux Allemands des pertes presqu'égales aux leurs. Aujourd'hui, Verdun est devenu le symbole terrible d'une bataille impossible, car, à l'automne, les généraux Nivelle et Mangin reprennent aux Allemands presque tout le terrain perdu.
Ainsi, les nombreux lecteurs français du périodique ont pu recevoir toute l'information possible sur cette guerre. Certes, les rédacteurs de L'Illustration réduits à un effectif minimum par la mobilisation, ont dû réaliser un immense effort. Ils ont tenté, avec un large succès, de tout couvrir, de tout expliquer.
Pourtant, ils ne savaient pas tout et ne pouvaient pas tout dire. Aussi nous avons une vaste image de ce que nos aînés voyaient de cette guerre. Rien n'est plus intéressant que cette reconstitution qui n'est pas factice, mais est collective. Il ne s'agit pas de l'impression particulière et subjective d'une personne ou d'un témoin mais d'une œuvre globale.
Je propose aux lecteurs cette réflexion finale : le courage des soldats français de la Grande Guerre a été admirable. Et le plus admirable est que ce courage a duré quatre ans et demi. Il est difficile de saisir cette réalité, car l'état d'esprit de notre époque n'est plus le même. L'Illustration, en restituant l'ambiance et la mentalité d'alors nous aide à comprendre cette phase cruelle et grandiose de notre histoire.


Jean-Baptiste DUROSELLE
Professeur émérite à la Sorbonne
Membre de l'Institut de France
(Académie des sciences morales et politiques)