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La Révolution Russe par la Princesse Zinaïda Schakovskoy


Russie, la famille Romanov. Les enfants du tsar Nicolas II et de l'impératrice Alexandra.  La promenade quotidienne de la famille impériale dans les jardins de Tsarkoié-sélo, septembre 1906.
Russie, la famille Romanov. Les enfants du tsar Nicolas II et de l'impératrice Alexandra. La promenade quotidienne de la famille impériale dans les jardins de Tsarkoié-sélo, septembre 1906.
La princesse Zinaïda Schakovskoy, écrivain, historienne, critique littéraire, est née à Moscou au début du siècle. En 1919, au milieu des tourmentes de la Révolution, elle quitte la Russie. En 1956, avec son mari, diplomate belge d'origine russe, elle y revient et passe deux années à Moscou.

Zinaïda Schakovskoy a vécu une vie étrangement mouvementée et aventureuse, qui va la conduire, du cœur de la Russie, à traverser les continents et les pays, qui lui a offert le dangereux privilège d'être témoin des grands bouleversements de notre temps. Sa préface personnalisée nous permet de mieux saisir l'intérêt historique des reportages de L'Illustration rassemblés dans ce « Grand Dossier » consacré à la Révolution russe.


"Il fut un temps où l'Europe n'était ni de l'Est ni de l'Ouest mais une et indivisible. Dès le milieu du XVIIIe siècle, une langue y prédominait : le français. Elle servait de lien, de trait d'union entre les nations d'une même famille à vocations différentes, souvent séparées par des guerres intestines mais ayant une même racine spirituelle, déjà millénaire : lé christianisme, point de départ de notre civilisation commune.

Ma famille, depuis quelques générations, était francophone. De mon enfance, je garde le souvenir des romans à couverture jaune que lisait ma mère, mais aussi celui d'un journal — aujourd'hui, on dirait «magazine» — de grand format dont je regardais les images, à Saint-Pétersbourg d'abord, puis à Petrograd : c'était L'Illustration.

A cette époque, je ne prévoyais pas que soixante-dix ans plus tard, grâce à la collection des «Grands Dossiers de L'Illustration», allaient reprendre vie sous mes yeux les événements qui ont bouleversé le destin de ma terre natale et dont je fus moi-même témoin. Depuis, j'ai lu un très grand nombre d'ouvrages sur cette période de l'histoire, j'ai interrogé ceux qui y ont pris part. L'expérience et la réflexion m'ont appris à juger sans passion le passé. Ce passé qui resurgit du dossier que j'ai ouvert il y a quelques jours. Subitement je me suis trouvée au cœur même de l'événement, dans l'œil du cyclone. Etrange sensation, en vérité !

La Révolution Russe par la Princesse Zinaïda Schakovskoy
Au fil des pages, textes et images m'ont fait revivre ces années où l'histoire n'était pas figée, mais bougeait, s'en allait dans tous les sens.

Le dossier de L'Illustration consacré à la guerre et à la Révolution russe débute au.mois d'août 1914 avec deux photos grand format : dans la première, on voit Guillaume II qui, souriant, accueille son cousin Nicolas II («J'embrasse mon rival, dit le Néron de Racine, mais c'est pour l'étouffer», peut-on lire dans la légende ; la seconde représente Nicolas II, George V et Albert Ier, « Nos frères d'armes ».

La malheureuse guerre contre le Japon, la révolte de 1905 ont laissé leurs séquelles en Russie. Le régime à l'apparence autoritaire est, en fait, faible. Les dictateurs durent, les tyrans se maintiennent au pouvoir.

A ses lecteurs L'Illustration offre un aperçu des agressions de l'Allemagne (8 août 1914), les cartes géographiques du front russe (21 novembre 1914), mais aussi les premières nouvelles du mouvement des troupes ; l'image vient toujours à l'appui du texte, certaines photos ont été prises par des officiers russes et communiquées au correspondant du journal à Petrograd. Page après page, la richesse de la documentation visuelle exerce une fascination sur le lecteur : on découvre les visages de ceux dont on n'a connu que les noms et on suit «en direct», pourrait-on dire, les événements au galop. Les correspondants Charles Rivet et Serge de Chessin suivent l'actualité, tantôt à Petrograd, tantôt au quartier général. Le journal nous montre aussi la foule qui remplit la cathédrale de Kazan : en 1915, le peuple crie pour la victoire ; en mars 1916, l'empereur visitant la Douma ; puis, sur le front, l'empereur, les ministres, les généraux, les grands-ducs ; à l'automne 1916, le tsarévitch Alexis au quartier général.

La sécheresse en Russie, été 1921, à la suite d'une sécheresse particulièrement dramatique, la famine est total dans une grande partie de la Russie des soviets, 33 millions d'hommes souffrent de la faim, et 15 millions d'entre eux sont condamnés à
La sécheresse en Russie, été 1921, à la suite d'une sécheresse particulièrement dramatique, la famine est total dans une grande partie de la Russie des soviets, 33 millions d'hommes souffrent de la faim, et 15 millions d'entre eux sont condamnés à
Trois mois plus tard, tout bascule. En janvier 1917, c'est l'assassinat de Raspoutine, que le correspondant raconte de manière vivante : «drame familial ou vengeance politique ?» s'interroge-t-il. Rendons-lui hommage : il ne commet pas l'erreur de voir en Raspoutine un moine, mais un vagabond, et ajoute qu'il pourrait s'agir d'« un meurtre patriotique ».
J'ai maintes fois entendu le récit de cet événement de la bouche du prince Félix Youssoupof, qui le racontait volontiers avec bien des variantes. Youssoupof était un homme charmant, avec de grandes qualités de cœur, mais pas un homme de réflexion. Le temps était le plus mal choisi pour exécuter un tel acte, de surcroît par des hommes inexpérimentés dans ce genre d'affaires et qui, pensant agir dans l'intérêt national, ne réussirent qu'à mettre le feu à une poudrière. La fronde des nobles finit toujours mal. Qu'on me permette une boutade : eût-on écouté le conseil de Raspoutine — sans doute inspiré par la petite clique progermanique de son entourage — et conclu une paix séparée avec l'Allemagne, la Révolution n'aurait peut-être pas eu lieu : les Youssoupof seraient dans leur palais et la diaspora russe n'existerait pas. Une chose est certaine : l'empereur n'aurait jamais consenti à trahir ses engagements envers les Alliés.

Un mois se passe, et c'est la révolution de Février, que ses chefs annonçaient «non sanglante». En date du 24 mars 1917, le correspondant écrit : « Quel que soit le régime auquel [la révolution] doive aboutir en Russie, l'essentiel est pour nous de considérer qu'elle est faite en faveur de l'alliance, contre l'ennemi commun». Suit le récit des journées révolutionnaires ; les photos sont les dernières envoyées à L'Illustration par le photographe de la Cour impériale : sur l'une, que je n'ai jamais vue reproduite, l'empereur, le tsarévitch et les grandes-duchesses, ses filles, au milieu de la garde impériale. De l'ancien régime, Edouard Julia parle, dans le numéro du 24 mars, sans accabler la famille impériale, qu'il compare à celle de Louis XVI : « Le peuple n'analyse pas, il synthétise. Il aime comme on aime, sans avoir besoin de raisons, et quand il n'aime plus, il hait... [L'empereur] eut deux visions claires et fatales : sa patrie et son enfant. » Pour le correspondant, le tsar avait fait acte de courage en s'effaçant lui-même et en sauvant la vie de son fils, fût-ce au prix du renoncement à la couronne pour ce dernier.

La Révolution Russe par la Princesse Zinaïda Schakovskoy
Les correspondants de L'Illustration en Russie sont des témoins attentifs du spectacle révolution¬naire. Ce qui les intéresse en premier lieu, et c'est normal, c'est de savoir si le nouveau gouvernement va poursuivre la guerre. Mais les faits leur rappellent que l'issue d'une telle révolution reste imprévisible. Qui, des modérés ou des violents, va prendre le pouvoir ? s'interrogent-ils au milieu des combats de rues, des meetings, des drapeaux rouges, des processions, des cris qui fusent («Du pain ! Du pain !»), des arrestations, des nombreux discours, des acteurs d'une pièce mal jouée : parmi ces derniers, Kerensky, l'avocat bavard.

En 1967, pour le 50e anniversaire de la Révolution, la télévision allemande m'interrogea sur Kerensky. Ma réponse fut brève : « Kerensky a ouvert la porte, et Lénine est entré. »
Le 1er mai 1917, Petrograd avait revêtu la rouge splendeur de sa robe révolutionnaire, c'était une véritable orgie de rouge. Les drapeaux, qui ne sont plus tricolores, portent des inscriptions : «A bas le militarisme ! » «Vive l'Internationale ! » «Vive la paix ! » «Passage libre à tous les émigrés». Un cortège pitoyable, celui de la manifestation patriotique des aveugles de guerre, menés par une infirmière, brandissait un calicot proclamant : «La guerre jusqu'à la victoire complète ! Vive la liberté ! »

En juillet, Marius Motet visite le front russe et exhorte un régiment à remplir son devoir. Peut-être est-ce parce qu'il a vu la Révolution russe que le député socialiste du Rhône sera plus tard un chaleureux défenseur des réfugiés russes «blancs» en France. Plus tard, le correspondant du journal évoque, avec force et perspicacité, le conflit entre le général Kornilof, ennemi des soviets, et Kerensky, qui ordonne son arrestation par le général Alexeïef, lequel démissionnera peu après (ces deux généraux seront les initiateurs de l'Armée blanche). Kerensky et ses compagnons, qui ont «ramassé le pouvoir», l'ont laissé choir. Lorsque Kerensky sera en fuite, d'autres personnages historiques émergeront du chaos.

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Parmi les émigrés politiques rentrés précipitamment en Russie, le cheval de Troie de l'Allemagne, le maximaliste Lénine : le gouvernement provisoire n'a pas mesuré le danger qu'il représentait pour lui. Serge de Chessin, correspondant de L’Illustration sur le terrain, relate, dans le numéro du 22 décembre 1917, l'arrivée à la gare de Finlande de Lénine et ses amis. Il s'étonne que ces «purs», victimes de l'ancien régime, aient obtenu l'autorisation d'entrer par l'Allemagne. Lénine, ce «petit homme bedonnant aux yeux de furet sous la concavité d'un crâne chauve, à la barbe roussâtre qui encadre une bouche mauvaise », arrive avec un programme tout préparé ; les jeux sont faits : la paix sera signée avec l'Allemagne, et la guerre civile va commencer. (Amusant détail, un Français, P.H. Loyson, a assisté en juillet à l'entrée des troupes du gouvernement provisoire dans le palais de la Kchessinskaïa pour arrêter Lénine... et ces mêmes troupes le laissèrent s'échapper. P.H. Loyson a gardé comme un trophée le drapeau de Lénine portant la devise de Marx : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. »)

Lénine, Trotsky, Kamenef, Karachan, Joffe, nouveaux noms, nouveaux visages dans la galerie des portraits de L'Illustration ; des gens très pressés, comme le note le correspondant : «Des arrestations, de l'action, le partage immédiat, la paix immédiate, la commune immédiate ! [C'était] le projet d'une déclaration en règle de guerre civile...» C'est Kamenef, Joffe et Trotsky qui vont reprendre les négociations de Brest-Litovsk. En février 1918, L'Illustration dresse en raccourci le portrait de Trotsky, « aujourd'hui le seul maître de la révolution russe » : « Dans ce corps de petite taille et de carrure solide, ce qui frappe tout d'abord c'est une expression de volonté. Dans un visage pâle, de type sémite, le front est large, le nez dur, la bouche amère » ; ses yeux sont « à la fois hardis et inquiets ».

L'empire éclate et se morcelle. Le 2 mars 1918, cartes à l'appui, le journal montre le démembrement de la Russie et aussi la pénétration accrue des Allemands. Les indépendantistes des diverses régions profitent de l'aubaine, d'autres, en réclamant l'indépendance, ne veulent que couper les liens avec les maximalistes et préparer un terrain à partir duquel on pourra organiser une résistance armée. En avril 1918, Odessa est aux mains des Ukrainiens et des bolcheviks. Là, un Français signant X.X. assiste aux combats et entend les rumeurs ; il rapporte les on-dit : « 1° paix bolchevik-boche ; 2° paix Ukraine-Allema¬gne ; 3° paix roumano-boche [...] ; 4° escadre alliée qui a forcé les Dardanelles est à Sébastopol. » (Son papier est signé du 12 février.) Le 11 mai, Serge de Chessin décrit «Le crépuscule d'une capitale», Petrograd : une ville affamée, la perspective Nevsky transformée en lac de boue. Par ailleurs, on découvre des charniers, et, dans l'un d'entre eux, les corps de trois jeunes Français — les frères Ganglès — qui devaient regagner la France ; on exécute sur place les « saboteurs » ; on détrousse les passants ; on met à sac la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky ; apparaissent des mercenaires chinois, experts dans la torture des prisonniers. On voit dans les rues de la ville des prisonniers allemands faire du tourisme. Souvenir personnel : ma mère, à cette époque, était en prison à Moscou ; son crime, porter un nom historique.

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Moscou a connu elle aussi des journées et des semaines sanglantes, car la résistance aux bolcheviks y fut très forte dès le mois d'octobre 1917. Robert Vaucher décrit, dans le numéro du 27 juillet 1918, une ville ravagée. Le 11 mai, le gouvernement s'étant installé à Moscou, le correspondant demande une interview au ministre de la Guerre, Trotsky ; celui-ci lui fait transmettre sa réponse : il ne veut « absolument pas voir l'envoyé spécial d'un journal aussi "archi-bourgeois" que L'Illustration ».

Il n'y a pas que les armes qui tuent, la famine s'en mêle. Le journal russe Ogoniok, dont le directeur sera arrêté, publie sur la couverture un dessin illustrant «la guerre de la ville contre le village». En août 1918, Petrograd agonise : «Le maximalisme», écrit Serge de Chessin, «a définitivement rompu le lien [...] entre le village nourricier et la ville industrielle. [Il en a fait] deux frères ennemis sans aucune cohésion morale. » Et il rappelle que les déserteurs revenus au pays ont armé les paysans, devenus ennemis du peuple : on expédie les gardes rouges ou des troupes lettones pour les mater.

Le 14 septembre 1918, L'Illustration publie d'étonnants croquis des «maîtres de l'heure» et des types de fonctionnaires bolcheviks. Pas de biographies ; aux journalistes on répond : «Nous choisissons nos tovaritchs comme il nous plaît, sans nous inquiéter de ce qu'ils ont fait jusqu'ici. »

Ce même mois de septembre, aux talentueux dessinateurs de L'Illustration Caran d'Ache et Paul Robert se joint Pem, un des grands caricaturistes russes (plus tard, réfugié en France, il collaborera aux journaux de l'émigration, mais aussi aux grands journaux satiriques français). Ses scènes de la vie quotidienne à Petrograd sous la commune accompagnent des textes de plus en plus tragiques. La ville agonise, les nationalisations se poursuivent, la désorganisation est complète, la famine «est le type de la famine artificielle, provoquée par des doctrinaires farouches». Le rationnement n'atteint pas le minimum vital : pour les ouvriers, 200 grammes de pain pour deux jours, deux œufs, de la graisse et des légumes secs ; les bourgeois en ont bien moins ; les produits, même avariés, se vendent très cher, et le marché noir se développe. Le choléra sévit ; pour enterrer les morts, les gardes rouges mobilisent les passants. Les bruits les plus fantastiques circulent, y compris la mort de Lénine. Sur place, Robert Vaucher se fait le chroniqueur des événements, publiés évidemment avec force détails.

En mars 1919, nous retrouvons le correspondant à Varsovie, où l'on est bien renseigné ; en effet, les Polonais repoussent les communistes avec vigueur. De Varsovie, donc, Robert Vaucher fait parvenir au journal un excellent article intitulé «La vérité sur l'Armée rouge», dans lequel il analyse son évolution — « De l'armée prolétarienne à l'armée mercenaire » — et qui est illustré par une photo où l'on voit Trotsky et son état-major passant en revue, à Moscou, l'élite de l'Armée rouge : un régiment de Lettons !

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Cela évoque en moi un autre souvenir. C'est le début de l'été 1919 ; j'ai onze ans ; nous sommes coincés à Kharkov (en route pour le Caucase) occupé depuis Noël 1918 par les bolcheviks. Les blancs approchent de la ville. Nous attendons nos libérateurs. Pour défendre la ville, Trotsky lui-même a amené les troupes les plus sûres. Les soldats s'alignent des deux côtés de la rue principale, Soumskaya. Sous un faux nom, ma mère et moi habitons une petite chambre au rez-de-chaussée de cette rue. Mûrie par la révolution, je me passionne pour les événements. Je saute par la fenêtre et je vois Trotsky à cheval : il n'a pas l'allure d'un guerrier mais il tient bien en selle ; je me trouve derrière l'alignement de soldats chinois, et, de l'autre côté de la chaussée, ce sont des Lettons. Je n'ai pas oublié le sentiment de haine qui me remplit alors, ce sentiment que je ne devais pas exprimer... « Plus de 30 000 personnes disparurent de cette ville avant l'entrée des blancs», écrit Robert Davis.

Dans le même article est retracée la progression des forces qui auront raison, après une lutte sans merci, des diverses armées anticommunistes. On combat partout ; c'est un combat désespéré, le soutien des Alliés est irrégulier. Mal aidés, mal équipés, les blancs ont peu de chances de vaincre.

Le 14 août 1920, c'est la reconnaissance par la France du gouvernement de fait du général Wrangel, qui remplace Denikine dans la Russie du Sud. Le correspondant est présent, le 7 avril, à la prise du commandement par un homme qui reste le dernier espoir des anticommunistes. Le 11 décembre 1920, L'Illustration publie un témoignage étonnant de Mme Valentine Thomson, «Les derniers jours de l'armée de Wrangel», accompagné de photos faites par elle. Elle quitte cette «terre de misère et d'épouvante» : c'est l'évacuation, sans précédent par son ampleur et son organisation. Wrangel réussit, dans une situation désespérée, sous les bombardements de l'ennemi, à sauver des milliers de civils et de blessés, ainsi que les restes de son armée et de la flotte. L'armada des vaincus se dirige vers Constantinople.

La Révolution Russe par la Princesse Zinaïda Schakovskoy
Dès février 1920, déjà, les Alliés avaient évacué du Caucase du Nord des invalides, des blessés, des civils : femmes, enfants, vieillards. Ma mère, mes sœurs et moi, nous étions du nombre, espérant que la victoire de Wrangel nous permettrait de revenir. Elève au Collège américain de Constantinople et scout russe en 1920, j'aidais les blessés. L'Illustration estime que 150 000 personnes attendaient de connaître le sort qui leur était réservé, mais il devait y en avoir davantage. On débarquait les malades, mourant du typhus ou du choléra. On cherchait laborieusement une terre d'asile pour les autres. Les bateaux gardaient longtemps leurs passagers affamés. Une partie de l'armée fut envoyée à Gallipoli, la flotte à Bizerte, les civils à Lemnos ou ailleurs. La misère et le désarroi étaient grands. L'Illustration souligne l'énergie avec laquelle les Russes, à quelque milieu qu'ils appartinssent, se mirent à survivre : petits métiers ou spéculation, théâtre, concerts, restaurants, maisons de couture... ; ils créèrent aussi des dispensaires, des cantines gratuites, des orphelinats, des écoles.

La victoire des bolcheviks sur les contre-révolutionnaires n'a pas apporté la paix et la prospérité. La famine fait mourir les citadins ; les Etats-Unis viennent au secours... ; des révoltes éclatent, réprimées avec cruauté, car la sinistre Tchéka fonctionne.

Ce « Grand Dossier» s'achève sur la mort de Lénine.

Comment dire avec quel intérêt passionné j'ai revécu des événements que je connaissais bien et auxquels L'Illustration — somme de témoignages uniques — donne une actualité remarquable ? En parcourant les textes et les documents visuels, on a l'impression d'être sur le terrain au moment même où l'histoire se fait. Etrange sensation qui abolit le temps. Cette sensation de vie et de présent, aucun traité d'histoire ne peut la donner."

Zinaïda Schakovskoy