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La plus vivante des encyclopédies universelles


La vie en France par Nicole GARNIER


C'est un formidable instantané de la société française dans la deuxième moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle que nous livre ce recueil thématique des articles de L'Illustration consacrés aux arts et traditions populaires. Prise entre une société traditionnelle sur le point de disparaître et un monde industriel en train de se constituer, la France est dans une phase de transition que les rédacteurs de L'Illustration s'efforcent de saisir. Ils se situent délibérément du côté du progrès, s'attachant à faire connaître à leurs lecteurs tous les aspects les plus modernes des techniques. Cependant, une certaine nostalgie devant l'imminente disparition de pratiques ou de particularités pittoresques les incite à constituer au plus vite un recueil de ces coutumes, à pratiquer une ethnologie d'urgence.

Il n'est pas indifférent de noter que l'apparition du mot "folklore" en 1846 est quasi-contemporaine de la naissance de L'Illustration en 1843. L'émergence du folklore - terme qui désigne alors à la fois des faits ou des évènements et la discipline scientifique qui les étudie - se situe dans la lignée de l'Encyclopédie et des philosophes du Siècle des Lumières qui, à la fin du XVIIIe siècle avaient pris soin de décrire et d'enregistrer les différentes techniques artisanales connues à leur époque, alors appelés "arts mécaniques", mais aussi des érudits de l'Académie celtique (1804-1830). Ces derniers, héritiers du Siècle des Lumières, s'étaient fixé pour but de "réunir et faire converger toutes les connaissances locales des langues, des monuments et des usages pour les comparer et les expliquer" ; cette investigation s'appuyait sur la diffusion d'un questionnaire et la mise en place d'un réseau d'informateurs dans les départements. L'ambition de l'Académie celtique allait au-delà de la simple collecte systématique, et visait à une interprétation des faits collectés. Pour Alexandre Lenoir, fondateur du Musée des Monuments Français, il s'agissait de faire revivre l'histoire des gens sans histoire à un moment où elle était en train d'évoluer rapidement. L'Académie celtique commit l'erreur de rechercher dans ces coutumes et croyances populaires, si bizarres aux yeux des notables qui en faisaient le relevé, la trace d'une société disparue, celle des Celtes, ce qui la discré¬dita aux yeux des folkloristes qui lui succédèrent. Mais un vaste mouvement d'intérêt pour les traditions populaires était né.

L'enquête menée par les rédacteurs de L'Illustration à partir de 1844 est en effet dans la continuité de celle de l'Académie celtique ; elle s'y réfère parfois notamment dans l'article de 1845 sur les mœurs et coutumes de la Basse-Bretagne, qui fait allusion à une "civilisation antérieure au christianisme". La méthode est également ambitieuse, quasi encyclopédique : un appel est lancé aux écrivains et aux artistes des départements afin de recueillir ce qui reste des vieilles coutumes de la France. Les articles ainsi parvenus de tous les coins de France sont parfois rédigés sous forme de lettres d'un correspondant, ainsi en 1856 la rentrée des classes en Basse-Normandie. Parfois une exclamation admirative échappe au rédacteur parisien : "Heureux notre correspondant qui peut faire de tels dessins d'après nature."

Textes et croquis sont commandés à des correspondants locaux parfois prestigieux, tel l'écrivain George Sand qui traite des mœurs et coutumes du Berry, dans un texte illustré par son fils Maurice Sand. Ce texte publié en 1851 et 1852, essentiel pour l'histoire de l'ethnographie de la France, mais qui était jusqu'à aujourd'hui introuvable, fut en partie repris avec une série d'articles sur les visions de la nuit dans les campagnes parus de 1852 à 1855 pour former avec les dessins de Maurice Sand le recueil des «Légendes rustiques» (1858). George Sand qui, alors a déjà publié ses premiers romans rus¬tiques, tels «La Mare au diable» en 1846 et «La petite Fadette» en 1848, est préoccupée par la disparition prochaine des coutumes et croyances, de la langue, de la musique, des fêtes populaires ; elle recueille des mots et des légendes du Berry et demande à Chopin de transcrire la musique des chansons populaires entendues à Nohant. George Sand est encore très proche de l'idéologie de l'Académie celtique, mais son regard est aussi celui d'un écrivain romantique : elle n'hésite pas à utiliser après certaines modifications des éléments de ses collectes pour ses romans ; ainsi, la direction qu'elle donne dans L'Illustration de la cérémonie du chou, rituel du lendemain du mariage, diffère sensiblement de la version qui apparaît dans l'appendice de «La Mare au diable». Cependant, elle sait reconnaître les variantes d'une même légende, notion essentielle pour l'étude de la littérature populaire.

Certes, dans ce recueil systématique, le pittoresque l'emporte souvent sur l'étude approfondie ; ainsi, par exemple, les costumes de fête, plus originaux, mieux particularisés, sont souvent décrits de préférence aux costumes de travail, dits "de petite tenue", qui "se devinent assez". Ce trait n'est pas particulier à L'Illustration : à partir de 1820, la découverte de l'étonnante diversité du costume régional français a suscité la réalisation de nombreux recueils illustrés dont la majorité des planches concerne les costumes de fête ; ce sont tout d'abord ceux consacrés par. Lanté et Pécheux au costume normand en 1827, par Charpentier au costume breton en 1829, ou encore la Galerie armoricaine de Hippolyte Lalaisse en 1845-1846. A cette époque, outre le costume, les thèmes pris en compte par les illustrateurs sont assez peu nombreux : ce sont presque toujours le travail, la vie domestique, et la société villageoise, avec une prédilection pour les circonstances festives, telles que les foires et marchés, les pardons et pèlerinages, etc. Les articles consacrés à la Basse-Bretagne, au. Berry, aux Landes, à la Normandie, traitent tous quatre des rituels du mariage dans une perspective comparative : les auteurs décrivent en détail les pratiques de fréquentation, le déroulement de la cérémonie, le cortège des mariés dans ces différentes provinces, et leur adjoignent parfois d'autres épisodes du cycle de la vie de l'homme (baptême, funérailles, etc). L'accent est toujours mis sur les pratiques les plus originales et les plus pittoresques, telle la rôtie, breuvage que doivent ingurgiter les jeunes mariés, ou le charivari, raillant un mariage mal assorti ou un remariage. Les particularités régionales sont mises en évidence : l'usage des échasses dans les Landes, alors désolées et marécageuses avant la plantation massive des forêts de pins qui n'apparaissent que sous le Second Empire, est replacé dans le contexte de la vie des bergers itinérants, confrontés aux métiers de l'exploitation de la résine, alors en plein développement.

L'iconographie est toujours d'une grande qualité, et c'est bien sûr l'un des atouts de la publication. Pour évoquer les Vosges, on fait appel en 1856 à Charles Pinot, le dessinateur de la célèbre Imagerie Pellerin à Epinal, qui peu après fonda sa propre maison d'édition. Peu à peu L'Illustration fait place à la photographie, citée dès 1897 ; en 1906, pour présenter une moisson en Seine-et-Marne, on compose la scène à la manière de Jules Breton ou de Jean-François Millet, qu'on ne craint pas de citer comme références dans la légende, mais c'est la technique photographique qui est utilisée en lieu et place de la peinture.
Si les illustrations sont de qualité - Jules Noël, C. Maurice, Jules Gaildrau, Schuler, Eugène Burnand collaborent à l'iconographie -, les textes ne le sont pas moins, et le journal se livre à un travail de vulgarisation à partir de bonnes sources : l'article sur le compagnonnage s'inspire de l'ouvrage d'Agricol Perdiguier et cite George Sand, le passage sur les moeurs et coutumes de Basse-Bretagne emprunte à la "Revue de Bretagne" la traduction d'une prière en breton. Mistral est cité à propos de la muselade en Camargue, Champfleury à propos de la Haute-Auvergne. Parfois les sujets sont inspirés par l'actualité la plus brûlante : l'article paru en 1902 sur les mineurs fait référence au projet de loi au Parlement sur la journée de huit heures, au congrès d'Alais et aux mouvements des mineurs de Saint-Etienne ; le texte sur les Pyrénées est publié peu après le voyage de l'Empereur et de l'Impératrice dans cette région. Véritable modèle d'enquête ethnographique, l'article sur les mineurs de Lens dans le Pas-de-Calais traite des aspects techniques, mais aussi sociaux de la vie des mineurs du bassin houiller ; pour mieux y parvenir, le journaliste se fait embaucher pendant quinze jours comme ouvrier de la mine, selon les principes actuels de ce que les spécialistes nomment "l'ethnologie participante". Il loge chez un de ses camarades, partage le travail et les loisirs des mineurs, se rend à l'estaminet, fête la Sainte-Barbe et peut ainsi rendre compte avec justesse de tous les aspects de la vie du mineur.
L'Illustration se veut l'exact reflet de la société contemporaine : c'est pourquoi la ville tient déjà plus de place que la campagne dans l'ouvrage, et principalement Paris qui, dès le milieu du XIXe siècle attire de plus en plus les ruraux déracinés. Une passionnante série de portraits évoque les petits métiers parisiens aujourd'hui disparus. Deux sociétés se côtoient : celle des petits métiers séculaires, pratiqués par des migrants temporaires aux origines régionales, et celle de la grande industrie alors naissante. Les petits ramoneurs sont piémontais ou savoyards, les étameurs de casseroles et les fondeurs de fourchettes sont auvergnats, les jeunes chanteurs des rues alsaciens, les chineurs ou chiffonniers qui fréquentent le carreau du Temple sont auvergnats, normands ou juifs. Le "bougna", marchand de charbon et de vin au broc et à emporter, est auvergnat.
D'une étonnante diversité, ces petits métiers qui remontent tous à une époque ancienne séduisent par leur pittoresque : voici le tondeur de chiens qui, faisant office de vétérinaire, soigne également les animaux malades, vend les petits, enterre les morts, et revend les peaux. Le marchand de chansons, de crimes et d'accidents vend en musique ses "canards" au coin de la rue, terme alors usuel qui est à l'origine de la dénomination familière qu'aujourd'hui encore nous donnons à nos quotidiens. Tous ces petits métiers sont menacés de disparition : en 1844 le marchand de mort-aux-rats traditionnel se voit concurrencé par l'apparition d'entreprises modernes de dératisation, de même que les tisserands, les cloutiers, ou les raccommodeurs de coucous.

L'introduction du modernisme fait évoluer ceux qui subsistent : la petite marchande d'allumettes chimiques fait recette, à la différence de la vieille marchande d'amadou ; le photographe ambulant prend place parmi les marchands itinérants. Toute une société est donnée à voir, avec ses ruses, ses règles et ses pratiques, tels les camelots travaillant en complicité avec un guetteur et un allumeur qui fait semblant d'acheter pour donner l'exemple. Les enfants qui installent des ponts volants sur les ruisseaux boueux rançonnent les passants pour obtenir un droit de péage. De tous ces petits métiers, seuls le camelot, le marchand de marrons et le bouquiniste sont parvenus jusqu'à nous, et ce n'est pas le moindre mérite de ce bel ouvrage que de nous les restituer dans toute leur saveur picaresque.

Pour les plus modestes d'entre eux, la mendicité est souvent proche, qu'il s'agisse du marché des bouts de cigares place Maubert, des glaneurs de charbon sur les quais à Passy, ou des marchands d'arlequins aux Halles qui revendent à une faune souvent peu recommandable les restes des grands restaurants. Les chiffonniers logeant sur les fortifications de Paris fonctionnement selon une hiérarchie très structurée, évoquant cette cour des miracles médiévale dont ce petit peuple est l'héritier en plein XIXe siècle.

Au cours de notre promenade dans Paris, nous visitons ainsi le marché aux chevaux, la halle aux poissons, le marché aux fleurs ; nous assistons à l'arrivage des pommes de Normandie par voie d'eau. Nous nous rendons rue aux Ours où se tient chaque jour un marché aux blanchisseurs ; ailleurs, c'est un marché aux modèles pour rupins désargentés.

Le journal nous entraîne à la découverte d'un bureau de placement gratuit, véritable ancêtre de l'A.N.P.E. , dont le fonctionnement étonne par sa modernité.

Ce monde parisien est donc en train de changer, et le contraste entre l'industrie et les petits métiers sont volontairement accentués par la mise en page, qui par exemple oppose, sur la question du pain, le pétrissage à la main, traditionnel, au pétrissage mécanique, plus économique. Dans une ville qui explose démographiquement, l'insuffisance des transports en commun est révélée par l'Exposition Universelle de 1889.

Les débuts de la publicité sont évoqués en 1888 avec les hommes-affiches, nous dirions aujourd'hui hommes-sandwiches. L'apparition des grands magasins est évoquée avec une étude en profondeur des magasins du Bon Marché en 1889 ; les produits sélectionnés en province par les acheteurs sont acheminés vers Paris, bien que certains articles, notamment le linge, soient confectionnés dans la maison 'même. La vente par correspondance et la livraison à domicile font leur apparition. Surtout, la maison Boucicaut est célébrée pour ses conceptions sociales et modernes : cantine, formation continue, pourcentage sur les ventes.

Le décor parisien est ainsi brossé, avec ses humbles boutiques, parfois très improvisées à l'entrée d'un immeuble. Les enseignes traditionnelles des coiffeurs ou des cordonniers, du boucher hippophagique sont décrites et reproduites avec le souci d'enregistrer ce qui va disparaître.

Le journal donne de précieuses indications sur les décors de boutiques et sur leurs auteurs, que ce soit le peintre en lettres qui fait les enseignes ou le peintre en décors, ancien élève des Beaux-Arts déchu, et reconverti dans la décoration alimentaire. L'auteur ne cache pas son goût pour les boutiques à l'ancienne, c'est-à-dire du Second Empire (comment ne pas penser au «Ventre de Paris» de Zola), aux décors foisonnants et stéréotypés, aux stores peints de scènes liées aux produits commercialisés : chasses à courre et natures mortes de gibier pour les charcuteries, moissons pour les boulangeries, scènes de laiterie pour les crémeries.

A juste titre, le journal attire l'attention sur ces décors vers 1930, à une époque où ils se trouvent menacés par l'irruption d'un nouveau style, plus dépouillé, où priment le marbre blanc et les motifs géométriques. Eternel recommencement, si notre génération est depuis quelque temps sensibilisée au charme désuet des boutiques à décors du XIXe siècle avec leur abondance luxuriante, et si beaucoup d'entre elles sont désormais classées monuments historiques ou du moins inscrites à l'inventaire supplémentaire, ce sont désormais ces décors des années 30 - et bientôt des années 50 ! - qu'il nous faut préserver de la destruction.

Les industries, des plus traditionnelles aux plus modernes, sont évoquées tour à tour : beaucoup relèvent de la grande tradition française des produits de luxe, telle la manufacture de porcelaine de Sèvres, la fabrique de chocolats de Passy, les parfums de Grasse, ou le champagne des établissements Mercier à Epernay. D'autres s'inscrivent dans la lignée des anciennes productions artisanales des régions de France, telles l'horlogerie à Morteau dans le Doubs, la coutellerie de Thiers, ou encore les canuts de Lyon. Place est faite aux industries les plus modernes, telles que les manufactures de tabacs, l'industrie du verre et les glaces de Saint-Gobain, le traitement du sucre dans les usines Say, ou encore les hauts-fourneaux du Nord.

La vie agricole est plus rarement abordée, du fait de son recul dans les années où paraît L'Illustration. La vie maritime est traitée à partir des exemples des sardineries bretonnes, des parcs à huîtres d'Arcachon, ou de la pêche à Concarneau. L'économie forestière, si essentielle autrefois, est également évoquée par une étude de la vie du charbonnier, qui s'établit temporairement dans une hutte (ou loge), comparée à celle du bûcheron des Alpes, qui, lui, vit hors de la forêt.

L'architecture rurale est traitée dès 1856, en un vaste panorama des variantes régionales. Une arrière-pensée progressiste se dessine en filigrane : la vie est alors moins rude pour les ruraux que par le passé, même si les maisons d'autrefois étaient plus chaudes, car les toits et les murs étaient plus épais. Les cuisines régionales sont aussi évoquées, ainsi la brandade et l'aïoli à l'occasion d'un récit de la cueillette des olives en Provence, ou la nourriture plus humble de la Haute-Auvergne. Les langues locales sont abordées plus tard, lorsque leur usage commence à se perdre : le texte sur la foire Saint-Nicolas à Evreux en 1900, qui clôt l'ouvrage, rédigé tout en patois normand, est un monument de littérature populaire.

Cet ouvrage passionnant à plus d'un titre nous livre une image de la France traditionnelle, souvent anecdotique, parfois rude, toujours surprenante pour le lecteur de la fin du XXe siècle ; son grand mérite est de faire revivre un monde aujourd'hui disparu dans tous ses aspects les plus quotidiens avec la proximité et la chaleur d'une écriture contemporaine.

Nicole GARNIER
Conservateur Responsable du Musée des Arts et Traditions populaires