"Notre jugement sur le cinéma est aujourd'hui très différent de ce qu'il fut durant les sept premières décennies de son existence. En effet, à l'exception des pénétrantes illuminations d'une poignée de révolutionnaires, d'artistes d'avant-garde et de surréalistes, le septième Art ne suscita guère de discours critique d'ensemble pendant toute cette période où il accomplit pourtant une série de révolutions industrielles et esthétiques considérables : passage du muet au parlant, invention des grandes sociétés de production et du star System, définition et restriction d'un territoire de la censure, multiplication des thèmes et des méthodes, apprentissage de la couleur, etc.. Le tournant s'est accompli avec l'avènement des nouvelles vagues des années soixante contestant tout ce qui avait été fait auparavant, développant une vision historique et critique sur le passé en même temps qu'une morale nouvelle du film ; il est également survenu alors que la télévision imposait une telle mutation dans l'industrie et les usages que le septième Art, pourtant si récent, se trouvait confronté à une crise de maturité ou de vieillesse qui appelait nécessairement la pratique d'une réflexion scientifique et d'un bilan. A cet égard, l'expérience critique des Cahiers du Cinéma fut exemplaire et on peut raisonnablement considérer que la cinéphilie telle que nous la connaissons procède de ce moment et de cette école relayée par d'autres institutions similaires à travers le monde entier ; et si cette pratique qui est désormais la nôtre apparaît diffuse, parfois trop intellectuelle et complexe et parfois dégradée, force est de constater qu'elle est désormais généralisée. Qui songerait à nier que Bergman ou Fellini sont des artistes majeurs de ce siècle, à l'instar de Picasso ou de Stravinski, que Selznick était un créateur au genre prometteur et que Marilyn Monroe est l'un des symboles les plus forts de l'histoire contemporaine ?
Cet avènement de la critique et d'un discours esthétique moderne a sauvé le cinéma et assuré sa survie, entretenant la passion du public en la rendant adulte et aiguisant l'intérêt de la télévision au point d'en faire une partenaire financière parfois maladroite, parfois trop avisée, mais essentielle. Cependant, l'innocence et l'appétit candide à l'égard d'un art collectif et populaire en prise directe avec la révolution économique de notre époque se sont dissous sans recours à travers cette prise de conscience. Il est temps de s'apercevoir que c'est dommage et qu'il faudrait réfléchir au moyen de retrouver cet enthousiasme sans autre repère que celui de savoir ce qui se passe tout de suite, ce qui se prépare et ce qui s'invente. Sans recul historique, sans nostalgie, sans souvenirs en somme. Ce qui n'est pas différent de la démarche de Fassbinder, de Spielberg ou d'Almodovar qui ont certes des souvenirs mais s'en servent comme d'une mémoire instinctive et libre sans cesse malaxée par leur propre désir de tourner un autre film, puis un autre, et un autre encore, (Fassbinder, un Hollywood ou une U.F.A. des temps héroïques à lui tout seul avant que la mort ne le fauche, laissant derrière lui un cinéma reconstruit).
C'est là qu'intervient la merveilleuse réédition de L'Illustration qui nous rend intacte cette fraîcheur de l'histoire immédiate, celle qui est en train de se faire et dont le grand hebdomadaire notait les multiples événements avec la candeur aujourd'hui évanouie. Cette candeur, on l'aura compris, n'avait rien de niais et ne témoignait d'aucun obscurantisme ni d'ignorance ; elle était plutôt celle des pionniers qui découvrent la beauté en la vivant, l'invention en la pratiquant, la poésie en titubant entre le plaisir et les surprises. En somme, parmi tant d'autres informations passionnantes, ce volume nous apprend, avec une brutalité quasiment physique, autant ce qu'était le cinéma que l'état d'esprit du public à son égard. Ce livre est l'histoire d'une rencontre majeure avec enfin un point de vue sur l'univers de qui a été séduit, comme sur le séducteur, et sur les réticences, les impasses, les élans du mécanisme et de l'alchimie de la séduction.
Au début, fascination pour une invention scientifique nouvelle. On peut imaginer que l'état d'esprit des rédacteurs de L'Illustration était proche de celui des frères Lumière ; socialement, moralement avec ce qu'il fallait de patriotisme français et bourgeois. Une invention passionnante, qui fait honneur à nos savants et à notre industrie des brevets, mais dont on ne sait au juste où elle peut bien mener. Avec une sorte d'engouement joyeux pour ce que cela implique de jolies femmes, de sorties amusantes et un peu risquées, voire d'ascension sociale et de brassage dans le plaisir, propres à corriger la rigueur des obstacles séparant les groupes ; et le désir que tout cela reste malgré tout dans les limites du bon goût, car décidément le succès de l'invention auprès du populaire est tout de même un peu inquiétant. D'où une hésitation permanente entre l'abandon enthousiaste aux sollicitations de la nouveauté miraculeuse (lyrisme pour le tournage de la Sultane de l'amour), une manière d'affirmer qu'on ne se laisse pas impressionner tout de même (comme ces sauvages, dignes frères des Africains de Tintin au Congo, qui ont la naïveté de vouloir traverser l'écran où ils viennent de se voir), et le rappel en renfort du corset des bonnes mœurs (on insiste beaucoup sur ces spectacles édifiants et instructifs que peut apporter le cinéma). Il en résulte ainsi une autre hésitation : à qui confier la rédaction des articles ? A des scientifiques, des reporters ou des artistes ? Le dilemme devient insupportable avec l'essor du cinéma allemand des années 20 qui crucifie le patriotisme encore brûlant des tranchées. Dans ce cas, c'est Vuillermoz qui se penche sur les Nibelungen ; le cinéma est décidément dangereux, la musique est mieux connue... et plus neutre ; enfin, nul ne conteste aux Allemands le goût des bonnes partitions mélodieuses et c'est en somme rassurant d'appréhender une créativité qui fait problème par ce biais qui n'en pose guère. C'est aussi là qu'intervient la qualité journalistique propre de L'Illustration, puisque l'article si soigneusement délimité que l'on a confié à Vuillermoz s'avère passionnant et remarquable même au regard de la cinéphilie moderne.
Avec le temps, on sent à quel point le fait historique et social que représente le cinéma intrigue et intéresse les rédacteurs de L'Illustration. Certes la mort de Valentino est encore classée au rayon d'une "frénésie américaine" (à cet égard notre attitude a-t-elle beaucoup évolué ?) mais l'attitude générale de l'hebdomadaire est à l'enthousiasme vis-à-vis de ce symbole évident du progrès artistique et industriel. Et déjà le désir de le replacer dans une perspective intellectuelle et historique au cœur d'un mécanisme d'instruction et d'une optique de fraternité humaine, ce qui fait également le prix de l'ensemble des articles portant sur d'autres domaines, témoigne d'une approche volontariste et adulte qui ne reflétait peut-être pas l'opinion courante des lecteurs pour qui le cinéma dut garder longtemps l'apparence d'un charme vaguement diabolique ; on sait la réticence de nombreux intellectuels de l'entre-deux guerres vis-à-vis du monde des images en comparaison du crédit écrasant reconnu à la littérature. Ainsi les références au cinéma se font très nombreuses, notamment sous la plume de Robert de Beauplan (le bien nommé !), et l'apprivoisement du lectorat passe par la défense et l'illustration des films à caractère historique ou d'un genre noble emprunté aux adaptations de grands livres (non sans de tenaces pointes d'envie à l'égard des Allemands ou des Américains, plus engagés, et sans doute mieux sans l'illustration de leurs grands mythes). Mais comme l'univers de L'Illustration est fait de curiosité et de tolérance, le cinéma du plaisir du samedi soir, des premières stars, de l'excitation des grands tournages et de la poésie de l'irréalité des grands studios en grandeur plus réelle que la vie même, ne cessent de s'infiltrer dans les pages. Parfois même, ce cri au détour d'un article : nous n'avons plus assez de place pour tout traiter ! Cette naissance acceptée et abondamment couverte du cinéplaisir est délicieuse à observer aujourd'hui ; elle remet en place notre perception de ce qu'attendait le public et du rôle que jouèrent des hommes dont on ne parle plus guère. Qui sait aujourd'hui tout ce qu'apporta, par exemple, Raymond Bernard au cinéma français, et comme Brigitte Helm ou Lilian Harvey furent bien les premières authentiques stars d'un cinéma européen que les ravages guerriers ultérieurs allaient détruire?
Rien de tel que la nomenclature détaillée de films aujourd'hui oubliés pour nous faire exactement sentir le pouls d'une société disparue. Et il se dégage une tenace impression de poésie de ces noms de salles de première exclusivité désormais transformées en complexes multi-écrans, et de ces compagnies de productions célébrées comme des sociétés industrielles d'automobile ou d'électricité, appelées à l'éternité de la puissance capitaliste alors que la guerre et les petites lucarnes à plusieurs chaînes les réduiraient bientôt en poussière. Qu'est-il advenu du patrimoine "des grands films Aubert" ou de l'ambitieux programme de Monsieur Osso ? (Les films existent encore mais d'indéfinissables requins s'en sont depuis longtemps emparés, droits télévisuels obligent !). Enfin, peu à peu la cinéphilie pure et dure s'installe à son tour à travers la multiplication des articles critiques qui ne connaissent plus les frontières. Quand on lit en 1931, "louée soit la U.F.A. car elle nous ramène Lilian Harvey", on mesure le chemin parcouru ! Sans doute celui emprunté par le public, mais pas forcément celui de l'establishment intellectuel et politique. Bref, L'Illustration est encore en avance.
King Kong négocie le dernier tournant : celui où L'Illustration ne néglige plus de se lancer dans tous les combats du septième Art, sans manifester de réticence ou de distance, jusqu'à l'émerveillement final pour les planches en couleur de Blanche Neige sous le pinceau de Walt Disney. On prend parti pour Chariot, on salue le parlant avec ferveur, on admet que ces options fussent contradictoires mais quelle importance puisque l'Univers du cinéma est désormais celui de la vie même, bien préférable à la nauséeuse grisaille de la guerre approchante. C'est ainsi qu'on chausse joyeusement les lunettes du relief en 1936 (c'est une impasse mais comment l'aurait-on deviné, quand on aime on ne calcule pas), qu'on révèle Danielle Darrieux, Michèle Morgan ou Simone Simon avant que la jeunesse ne s'empare d'elles et qu'on se félicite dans la foulée que Carnet de Bal eût obtenu la coupe Mussolini. Dieu (ou le Diable) retrouvera les siens... Mais c'est aussi la reconnaissance de Renoir, l'appréhension vorace du cinéma amateur en kodacolor, le tribut payé à Emile Cohl et Méliès ; bref, tout le cinéma est là désormais, essentiel à la compréhension du monde et au bonheur ; vivement le Festival de Cannes 1939.
Il n'y a pas eu de Festival de Cannes 1939, et l'amour attentif et timide devenu une passion exigeante et fervente, a été fauché quelque part sur les routes de l'exode. Un autre est né, plus tard, ailleurs et autrement. Il ne nous fera jamais oublier le premier tel que ce volume nous le restitue... Enfin !"
Frédéric Mitterrand
Il n'y a pas eu de Festival de Cannes 1939, et l'amour attentif et timide devenu une passion exigeante et fervente, a été fauché quelque part sur les routes de l'exode. Un autre est né, plus tard, ailleurs et autrement. Il ne nous fera jamais oublier le premier tel que ce volume nous le restitue... Enfin !"
Frédéric Mitterrand