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La plus vivante des encyclopédies universelles


Les Cours d'Europe par Arnaud Chaffanjon


Le premier cliché couleurs publié par la presse : Le roi Frédéric VIII et la reine Louise de Danemark, Paris, L'Illustration, 1907
Le premier cliché couleurs publié par la presse : Le roi Frédéric VIII et la reine Louise de Danemark, Paris, L'Illustration, 1907

A la fin du XIX e siècle, régnait à Londres une reine qui s'appelait Victoria. Elle eut neuf enfants, une quantité impressionnante de petits-enfants, on la surnomma "la grand-mère de l'Europe" : par le jeu des alliances, tout ce qui régna en Europe descendit bientôt d'elle.

A la même époque, régnait au Danemark un roi qui s'appelait Christian IX. Il n'eut que six enfants ; mais comme plusieurs d'entre eux eurent l'idée originale d'épouser des enfants ou des petits-enfants de la reine Victoria d'Angleterre, leur descendance se trouva confondue et on le surnomma "le grand-père de l'Europe".
Grand-père et grand-mère de l'Europe, ancêtres d'innombrables rois et reines sans avoir été mariés ensemble, voilà bien l'extravagant roman d'amour d'un couple idéal, qui aurait pu être mari et femme, mais dont le destin a été seulement, et exceptionnellement, celui d'être des géniteurs royaux... puisqu'ils ont en commun de nombreux descendants non moins royaux, régnants ou pas, de nos jours.

Couronnement d'Elisabeth II, le 2 juin 1953
Couronnement d'Elisabeth II, le 2 juin 1953
A la fin de la première moitié du XX' siècle, dans les années qui précédèrent la guerre de 1939-1945, les enfants ne regardaient pas la télévision, puisqu'elle n'existait pas encore. Il y avait peu de revues et de magazines dont les images auraient pu faire rêver ceux qui voulaient s'instruire ou voyager autour de leur chambre d'enfant. Une seule revue cependant parvenait jusque dans les lointaines campagnes pyrénéennes où s'écoulait mon enfance paisible : L'Illustration, à laquelle mon grand-père était abonné, à ma plus grande joie et pour la satisfaction de mon intellect déjà curieusement tourné vers la chose royale. Ma passion innée de l'Histoire se poursuivait dans les rebondissements de l'actualité princière, dévoilée semaine après semaine dans les pages somptueuses et magiques de la belle revue au papier glacé, aux numéros spéciaux souvent hauts en couleur où mon imagination enfiévrée retrouvait la réalité quotidienne et fascinante de ces cours d'Europe qui avaient survécu au cataclysme politique consécutif à la Première Guerre mondiale.

Passionné par l'Histoire dont je vivais ainsi l'actualité, je dévorais tous les livres de la bibliothèque de mon grand-père. Parallèlement, je suivais à la radio les grands événements royaux qui réjouissaient ou affligeaient cette Europe couronnée dont la Grande-Bretagne restait le modèle du genre : la mort du roi George V, l'avènement d'Edouard VIII et les préparatifs de son couronnement, interrompus par son abdication et son amour pour la belle Wallis Simpson, enfin remplacés à la même date par celui de George VI. Je suivais la croissance et les évolutions de la princesse Elisabeth et de la petite Margaret-Rose dont on rapportait les bons mots d'enfant. Je m'attristais avec le peuple belge de la mort tragique du roi Albert, le Roi-Chevalier, qui, en 1914, avait rendu l'honneur à son pays ; je pleurais à l'annonce de l'affreux accident qui coûta la vie à la reine Astrid, laissant le roi Léopold III désemparé et trois orphelins figés dans la douleur. Un peu de fraîcheur nous venait du jeune royaume d'Albanie où le roi Zog I' épousait la plus ravissante des comtesses hongroises, tandis que rien encore ne laissait prévoir la tragique échéance qui pesait sur ce pays.

La princesse Elisabeth caressant un cheval, lors du Richmond Horse Show, en juin 1934
La princesse Elisabeth caressant un cheval, lors du Richmond Horse Show, en juin 1934
Nous nous réjouissions avec les Pays-Bas qui fiançaient, puis mariaient leur princesse héritière Juliana avec un jeune prince allemand, suivant en cela une tradition établie depuis deux générations. La naissance, en 1938, de la princesse Béatrix venait mettre un comble à la joie du jeune ménage princier. Pour ne pas être en reste, le jeune couple d'Umberto d'Italie et de la princesse Marie-José de Belgique, donnait à l'Italie un prince héritier, prénommé Victor-Emmanuel et titré prince de Naples.
L'Europe attentive mais égoïste, suivait de loin les pérégrinations tragiques de l'impératrice Zita, qui veuve à trente ans de Charles Ter, promenait à travers l'Espagne, la France et la Belgique ses huit enfants, admirablement élevés au milieu des amertumes de l'exil, de la pauvreté et du malheur. Puis, quelques jours après que les ondes eussent apporté à ma solitude pyrénéenne les échos enfiévrés de ces cours, ballottées entre l'allégresse et le désespoir, m'arrivaient de la rue Saint-Georges les images retransmises par L'Illustration. Je pouvais enfin mettre des visages sur les noms cent fois entendus et me replonger avec délices dans ces généalogies si solidement imbriquées les unes aux autres et qui avaient enfin un visage humain.

Le sultan du Maroc Sidi Mohammed et ses deux fils, 1937
Le sultan du Maroc Sidi Mohammed et ses deux fils, 1937
L'Europe du nord, avec la descendance de Christian IX, qui avait occupé le trône de Hamlet à Copenhague pendant près d'un demi-siècle, n'en était pas moins fascinante. La série des mariages entre les descendants de Victoria et ceux de Christian IX avait été ouverte en 1863. Cette année-là, dans la chapelle Saint-George du château de Windsor, le fils aîné de la reine Victoria, Albert, prince de Galles, futur roi Edouard VII de Grande-Bretagne, épousait la princesse Alexandra de Danemark, aînée des filles du futur roi Christian IX, alors prince héritier de Danemark.

Trois années plus tard, la soeur de la princesse Alexandra, Dagmar, après avoir embrassé la religion orthodoxe, devint la grande-duchesse Maria-Feodorovna de Russie en épousant le futur tsar Alexandre III. Leur fils fut le malheureux empereur Nicolas II, dernier tsar de Russie. En 1863, le second fils de Christian IX, le prince Guillaume, accepta le trône de Grèce et devint Georges I er, roi des Hellènes. Son fils aîné et héritier, Frédéric, lui succéda en 1906 sur le trône de Danemark, sous le nom de Frédéric VIII. A cette époque, par une série de brillants mariages dynastiques, la couronne de Danemark s'apparenta aux maisons régnantes d'Europe les plus importantes. Le roi Frédéric VIII avait épousé la princesse Louise de Suède, surnommée dans le cercle familial "le Cygne". C'était une femme d'une grande piété, d'une grande austérité que la société danoise, pourtant peu émancipée, choquait. C'est sous le règne de Frédéric VIII que la Norvège, ayant réussi à s'émanciper du joug de la Suède, devint un royaume indépendant et choisit comme souverain le fils cadet de Frédéric VIII, le prince Charles de Danemark, qui prit le nom de Haakon VII.

Le cinquième enfant de Christian IX, la princesse Thyra, épousa le duc de Cumberland, Ernest-Auguste, et son sixième, le prince Valdemar, épousa en 1889 la princesse Marie d'Orléans, arrière-petite-fille de Louis-Philippe, roi des Français. Ces liens matrimoniaux conférèrent à la monarchie danoise une position de privilège dynastique absolu et la résidence d'été du roi de Danemark à Fredensborg "devint le centre de la vie de cour en Europe" pendant plusieurs années. L'on peut dire aussi que les réunions familiales estivales qui se déroulaient à Fredensborg ou à Bernsdorf offraient à leurs illustres participants d'indispensables vacances de protocole.

La Reine Wilhelmine de Hollande, 1898
La Reine Wilhelmine de Hollande, 1898
Quant les événements royaux venaient à manquer dans ces cours en raison de la prodigieuse longévité des monarques nordiques et de la diversité de leurs nombreux mariages morganatiques qui nous privaient de plus d'une fastueuse cérémonie, j'avais malgré tout la ressource de me reporter à la collection de L'Illustration reliée par mon grand-père depuis le début de ce siècle et de revivre année après année tous les grands événements qui, entrecoupés de guerres et de révolutions, avaient jeté à bas la plupart des grands empires, tels que la Russie, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, déstabilisant ainsi les monarchies balkaniques et quelques autres trônes européens. Au milieu de toutes ces secousses, se profilait l'élégante silhouette d'un souverain espagnol, détrôné et parisien, qui, entre deux tragédies familiales réussissait malgré tout à marier infantes et infants avec ce qu'il restait de fastes pontificaux et royaux dans une Rome précipitée dans les délices délétères d'un fascisme frotté de grand monde. Parfois, la France accueillait cet aimable Alphonse XIII ainsi que la courageuse reine Amélie de Portugal qui ne devait achever sa vie à Versailles qu'en 1951. Ce tour d'Europe que mon enfance avait pu faire en compagnie de L'Illustration s'acheva, hélas, en 1940, quand le fracas des armes précéda celui de la chute de quelques nouveaux trônes. Mais ces lectures avaient été très certainement à l'origine d'une vocation et il est bien évident que, si je suis grand reporter à "Point de Vue-Images du Monde" depuis vingt-six ans, c'est à la lecture de L'Illustration que je le dois. J'espère que la lecture de "Point de Vue" suscitera de telles vocations, je l'ignore encore. Ce dont je suis sûr, c'est que ce dossier que L'Illustration a l'heureuse idée de consacrer aujourd'hui aux familles royales européennes voit le jour à l'heure d'un tournant historique qui pourrait être celui de choix nouveaux. L'Histoire ne se répète jamais, a-t-on coutume de dire. Possible, mais peut-être l'Europe se tournera-t-elle à nouveau vers ces familles dont la vocation séculaire a été de guider et d'unir des peuples frères, en les réunissant, à l'image de ces maisons royales, si liées entre elles par le sang qu'elles ne forment aujourd'hui qu'une seule et grande famille : celle des rois d'Europe, dont six, dans la démocratie retrouvée, font déjà partie de la Communauté Européenne. Un espoir pour demain ?

Arnaud CHAFFANJON
Grand Reporter à "Point de Vue - Images du Monde"

Le Tsar Nicolas II et la Tsarine à la chasse à Skiernieirsts, 1900
Le Tsar Nicolas II et la Tsarine à la chasse à Skiernieirsts, 1900