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La plus vivante des encyclopédies universelles


Les Expositions Universelles par Francis Bouygues

Préface du volume "Les Expositions Universelles" des Grands Dossiers de L'Illustration, par Monsieur Francis Bouygues, Président du groupe Bouygues et de Monsieur Roger Sabot, Secrétaire Général de l'Académie d'Architecture.


Les Expositions Universelles par Francis Bouygues
"Ce que l'on retient d'abord de la lecture de ce superbe ouvrage, c'est un défilé d'images fantasmagoriques. L'immense palais elliptique de 1867, et sa grande nef de 25 mètres de hauteur, d'un kilomètre et demi de tour. Les quatre cents boutiques et le temple égyptien, surgis en un mois sur les pentes du Trocadéro. Le palais de 1878, qui couvrait les trois quarts du Champ-de-Mars, et sur l'autre rive de la Seine l'hippodrome à toiture amovible, pour protéger en cas de pluie les concurrents des steeple-chases. Le pavillon des Eaux et Forêts de 1889, en bois, composé de toutes les essences d'arbres qu'on trouve en France ; l'enceinte de 1900, qui englobait tout un quartier de Paris, avec ses 36 portes et son trottoir roulant ; le Château d'Eau et sa cascade de 30 mètres, que surplombe à 60 mètres le Palais de l'Electricité, feu d'artifice permanent dans le ciel de la ville. Et bien d'autres encore... De tous ces édifices qui se sont dressés les uns après les autres pendant quelques mois au cœur de Paris, il ne reste aujourd'hui pas un vestige, pas un seul pan de mur.

Si l'on s'en tenait là, on pourrait penser que c'étaient des artifices, des décors de théâtre, aussi vite montés que démontés. Des expositions universelles qui se sont succédées à Paris de 1855 à 1937, on garderait le souvenir de formidables baraques d'illusionnistes, comme ce palais de 1855 « où rien ne manque, ni le bruit des eaux dans les fontaines, ni le chant des oiseaux dans la volière, ni les grondements majestueux des orgues ». On retiendrait qu'un lac, un rocher, un phare et une église, comme nous le montre une des gravures, se sont dressés pendant quelques semaines au bord de la Seine, parmi d'autres visions étranges et disparues.
Mais nous savons, bien sûr, que tout n'a pas été détruit. A elle seule la Tour Eiffel, construite pour l'exposition de 1889, atteste de manière éclatante que ces édifices n'étaient pas des trompe-l'œil. Il nous en reste d'autres, comme le Trocadéro de 1937, le Musée d'Art Moderne, le Grand et le Petit Palais. Et le plus remarquable, lorsqu'on lit attentivement les articles, c'est de constater qu’elle fut la réalité, la solidité de la construction de tous les bâtiments, y compris ceux que l'on a détruits par la suite.

Les Expositions Universelles par Francis Bouygues
"Loin d'être bâti sur du sable, le palais de 1867 repose sur sept kilomètres d'égouts et de galeries souterraines, et sur une ceinture de caves voûtées en béton. En 1878 on déblaie les anciennes carrières du Trocadéro, pour que les piliers de soutènement de l'édifice aillent prendre appui sur le roc lui-même ; cela nécessite l'aménagement d'un réseau de voies ferrées et d'ateliers souterrains, et pas moins de deux mille ouvriers travaillent sur l'ensemble du chantier. On pourrait poursuivre longtemps ainsi, car les journalistes de l'Illustration ne nous laissent rien ignorer des techniques de construction, des matériaux employés, des styles architecturaux. Il est même notable qu'ils consacrent plus de place à la description des bâtiments eux-mêmes qu'à celle des richesses qui s'y trouvent exposées, plus d'intérêt au fer et au béton qu'aux diamants aux soieries.

Ce qui passionne d'abord le public, ce sont ces palais que l'on dresse pour lui, toujours plus grandioses, plus hardis, figures de proue d'une industrie en plein essor, et qui cherche à travers eux à exprimer son identité nouvelle. « Nous pouvons, enfin, admirer une architecture qui n'a été piller ou servilement copier ni la Grèce, ni l'Italie, ni la Normandie Gothique,... écrit-on en 1889. Le plâtre, le moellon, la brique, ne dissimulent plus, sous un mensonger décor, le fer ou la fonte ; plus de matériaux nobles et plus de matériaux roturiers, ainsi que le voulait un code pédant et étroit. Notre industrie moderne, si riche en inventions, a largement collaboré à l'œuvre commune ».
Les bâtiments n'ont pas pour seule mission de servir d'écrin aux richesses qu'on y exposera. Ils sont eux-mêmes objets d'exposition. Il est un fait étonnant que l'on retrouve à chaque fois, et qui en dit long : le jour de l'ouverture, les cortèges officiels inauguraient pompeusement des palais vides. Les délais de construction étant des plus serrés, la finition avait toujours du retard ; la veille de l'inauguration il restait encore des gravats, des échafaudages, des vitrines non posées. On accomplissait des miracles au cours de la dernière nuit, mais dans ces conditions la Manufacture de Sèvres ou la Cristallerie de Baccarat hésitaient légitimement à sortir de caisse leurs produits — quand ce n'étaient pas les exposants eux-mêmes qui avaient du retard. On peut gager cependant que le plaisir des officiels et du public n'en était pas altéré, et que le spectacle des palais eux-mêmes comblait leur attente.

Qu'y trouvaient-ils ? D'abord la satisfaction d'un orgueil national, bien sûr. La France se devait de faire mieux que les autres, et notamment que les Anglais, ce qui n'est pas nouveau ; de l'avis unanime, elle y réussissait. Après de fréquentes et vives polémiques initiales, qui sont le lot de tout projet monumental, et dont l'Illustration se fait l'écho, on s'accordait à trouver grandiose l'ensemble une fois achevé, et surpassant de loin les réalisations précédentes (non sans l'injustice inévitable de ce genre de comparaisons faussées d'avance : la Galerie des Machines de 1889, portée aux nues en son temps — « aussi belle, aussi pure, aussi hautaine qu'un temple grec ou une cathédrale gothique... un des plus grandioses enfantements du siècle » — est finalement jugée en 1900, réflexion faite, « d'une beauté négligeable »).

Les Expositions Universelles par Francis Bouygues
Avec la Tour Eiffel — elle aussi du reste violemment contestée au stade du projet — l'enthousiasme est à son comble, une fois qu'elle est achevée. Le rédacteur de l'article en perd quelque peu son sang-froid : « Les peuples du monde entier répètent avec une sorte d'admiration religieuse le nom de la divinité nouvelle... », ainsi que son sens critique : « Le colosse écrasera-t-il à son heure les vieilles tours gothiques (de Notre-Dame) qui, tristes et humiliées, n'atteignent pas à sa première plateforme ? »...

Certes, la France s'exposait ainsi elle-même. Pourtant ce serait une erreur de ne voir, dans ces gigantesques entreprises architecturales, qu'un souci de surpasser le voisin. On pressent bientôt, à travers les pages de cet ouvrage, que l'orgueil national n'explique pas tout. Il n'explique pas les forêts de coupoles, de minarets et de clochetons, les grottes préhistoriques et les villas romaines, la Rue du Caire et la Hongrie Féodale, et tous les palais de Madagascar, de l'Indochine et du Tonkin. Il n'explique pas cette boulimie de bâtir dans tous les sens, dans tous les styles, pêle-mêle, cet enthousiasme à dresser des colonnes et à lancer des voûtes, cette insouciance à l'idée qu'elles ne dureront pas, que toute cette énergie est dépensée pour une œuvre éphémère. Ce n'est que pour la dernière exposition, celle de 1937; qu'on mentionne des voix qui s'élèvent, à l'approche de la fermeture, pour en demander la prolongation. Une ère se terminait, où le plaisir de bâtir et de rebâtir avait primé sur le souci de conserver.

Les Expositions Universelles par Francis Bouygues
Ce siècle de l'industrie qui, entre la première exposition de 1855 et la dernière de 1937, a engendré un monde nouveau, nous en gardons l'image d'une morale régnante pragmatique et matérialiste. C'est pourquoi la spontanéité, la manière d'idéalisme même qui se révèlent ici ne manquent pas de nous déconcerter. De plus nous avons, depuis, appris à connaître les revers du progrès, les risques dont il s'accompagne, et à en user avec discernement. Nous avons sans doute du mal à nous représenter ce qu'il a pu susciter de foi et d'espoir passionnés, comme une solution définitive aux maux de la condition humaine. On attendait de lui non seulement un mieux-être matériel, mais une élévation spirituelle et morale, que par sa seule marche il abolisse conflits, désordres, injustices. Grâce à lui, l'humanité avait un projet nouveau, un projet commun, rassembleur et pacificateur.

C'est bien la signification qu'il faut voir à la dimension prise par ces expositions universelles. Elles étaient destinées à ce que chaque nation pût présenter les produits de son industrie, et la France, pays industriel, y prenait part comme les autres, parmi les exposants. Mais, nation-phare, patrie de la raison et de la beauté, elle voulait faire plus. Elle voulait à cette occasion montrer à l'univers quel devait être son nouveau visage, façonné par le progrès. Aussi édifiait-on au cœur de Paris un véritable microcosme idéal de cet univers, débordant de loin le simple cadre industriel. On y réunissait les Arts, les Sciences, les Religions, la Géographie, l'Histoire, sous la forme de cités symboliques, jalonnées de statues et de fontaines allégoriques, « la France éclairant le Monde », ou autre « la France distribuant des couronnes aux nations ». Ainsi en 1889 — cet exemple souligne à lui seul la volonté de synthèse universelle qui animait ces entreprises — Charles Garnier, l'architecte de l'Opéra, reconstitue-t-il une Histoire de l'Habitation, où l'on peut découvrir des abris, des huttes, des maisons : troglodytique, lacustre, égyptienne, assyrienne, phénicienne, hébraïque, étrusque, perse, germaine, gauloise, grecque, romaine, byzantine, Scandinave, romane, gothique, Renaissance, slave, arabe, soudanaise, japonaise, chinoise, lapone, esquimaude, africaine, indienne, aztèque, inca !

Le bâtiment possède en lui des vertus, qui insufflaient à ces vastes ensembles l'âme, la portée morale qu'on voulait leur donner. Il permet de magnifier la vie, de la remodeler au gré du génie français. « Que les esprits chagrins n'aillent pas ergoter sur le plus ou moins d'authenticité de certains morceaux, sur la probabilité des colorations », écrit le journaliste de L’Illustration. L'important, c'était que « toute la vaillante palette de la polychromie architectonique réjouit la vue, miroite sous le soleil et chante le triomphe de l'esprit français, de la gaieté gauloise, du rationalisme ».

Dans sa mise en œuvre même, il est bienfaisant, parce qu'il donne du travail à tous ceux qui en ont besoin. Les édifices construits étaient, dans leur richesse même, les vivants symboles des fruits que le plus grand nombre d'individus peuvent retirer du progrès, architectes, ouvriers, artisans... Ainsi nous précise-t-on notamment, avec une louable sollicitude, que « la rémunération des œuvres d'art, confiée à un grand nombre d'artistes, ranimera le courage et l'énergie de cette classe vivement impressionnable, et toujours inquiète dans la morte-saison d'été ».


Les Expositions Universelles par Francis Bouygues
Enfin, il est lieu de voisinage et de convivialité, il réduit les antagonismes et rapproche les frères ennemis.

C'est peut-être là l'ambition ultime qui se dessine en filigrane dans l'histoire que ce livre nous raconte. En édifiant, à la gloire de l'industrie nouvelle, ces visions idéalisées de l'univers de demain, c'étaient des cités de la paix que l'on bâtissait, de cette paix que le progrès allait apporter au monde. La paix sociale d'abord, et l'on nous décrit une foule où bourgeois et ouvriers fraternisent dans un même enthousiasme. Mais un modèle de paix mondiale également, où les ennemis d'hier sont voisins de palier, et trouvent dans l'échange des richesses et dans l'émulation économique le ciment de la réconciliation. « La France, écrit-on dès 1855, a voulu prouver au monde que le progrès des lumières ne permet plus à un état, quel qu'il soit, d'arrêter les autres dans l'accomplissement de leurs destinées, et que le canon n'est plus le dernier argument des rois. L'avenir désormais appartient à l'industrie et aux arts ; à l'industrie, dont les merveilles enrichissent les peuples ; aux arts, dont les chefs-d'œuvre les immortalisent. Cette grande pensée de la France, toutes les nations l'ont comprise et accueillie avec enthousiasme ; toutes ont répondu avec empressement à son invitation ».

Il est intéressant de noter, à plusieurs reprises, que lors des cérémonies officielles les bancs des diplomates restent vides, ou encore que ceux-ci manifestent « une certaine froideur ». Comme si les expositions universelles avaient constitué une enclave réservée, un domaine d'utopie, étranger au monde de la politique. Nous savons bien que celui-ci continuait, pendant ce temps, à déclarer des guerres, à signer des traités, à conclure et à dénoncer des alliances. Pourtant l'espoir a subsisté tout au long d'un siècle, et à chacune des expositions on pensait que l'exemple allait porter ses fruits.

N'écrivait-on pas encore à l'occasion de la dernière, en 1937 — devant le pont d'Iéna, l'Aigle allemand faisait alors face à la Faucille et au Marteau du pavillon soviétique : « Les nations étrangères, comme unies par l'espoir de trouver dans cette compétition pacifique un terrain favorable à une meilleure compréhension de leurs intérêts économiques réciproques et à l'abaissement, sinon à la suppression de barrières de plus en plus gênantes... ».

C'est bien l'histoire d'un siècle qui se lit dans les voûtes de ces palais disparus, qui nous paraissent peut-être démesurés, mais qui étaient à la mesure d'une espérance. Et la dernière phrase du livre, clôturant la dernière exposition, nous rappelle à quel moment l'histoire allait rejoindre et anéantir l'utopie : « L'Exposition de 1937 est morte : vive l'Exposition de 1943 ou de 1944 ! »."

Roger SAUBOT, Secrétaire Général de l'Académie d'Architecture
Francis BOUYGUES, Président du Groupe Bouygues