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La plus vivante des encyclopédies universelles


Noël par Eric Baschet

Préface de Noël - Les grands dossiers de L'Illustration


Magnifique, superbe, exceptionnel... le spécial Noël de L'Illustration égalait chaque année les plus beaux livres d'art.
L'originalité et la qualité de L'Illustration tenaient de ce genre de pari fou qui a fait le bonheur de plusieurs générations de lecteurs.

Une semaine par an, on oublie les dures réalités quotidiennes, l'actualité morose et on s'évade dans le rêve et la beauté.
Dans l'avant-propos de 1925, la rédaction de L'Illustration nous fait découvrir la naissance et la réalisation d'un Numéro de Noël.
« Chaque année, en raison de son succès, notre Numéro de Noël est vite épuisé et nous ne manquons pas de recevoir les doléances de nombreux amateurs déçus de ne pouvoir se le procurer, faute d'avoir pris la précaution de retenir à l'avance leur exemplaire. Ils ne peuvent comprendre qu'un journal disposant de moyens comme L'Illustration s'obstine à limiter un tirage que l'expérience a tant de fois montré insuffisant et renonce à une vente assurée. Il faut, en effet, des motifs sérieux pour que L'Illustration ne mette pas à profit le retentissement chaque année plus considérable de ses Numéros de Noël et elle tient à s'en expliquer une fois nettement.

Nos lecteurs prendront intérêt, nous en sommes persuadés, à jeter les yeux sur cette histoire d'un Numéro de Noël que nous allons essayer d'écrire à leur intention. Bien peu d'entre eux soupçonnent l'immense effort que représente la mise au point de cette édition d'art et l'étendue des sacrifices consentis. Après avoir parcouru cet exposé, ils comprendront pourquoi notre tirage est arrêté aux environs de 200 000 exemplaires.

C'est dès janvier que prend naissance le Numéro de Noël. Il mettra près d'un an à se former, à se développer, à fixer sa physionomie. Comment s'élabore sa composition ? C'est une oeuvre lente guidée par le souci de grouper les écrivains, les artistes les plus en renom, de révéler des oeuvres originales, marquantes, de réaliser une suite de pages harmonieuses, variées autant par les sujets que par la présentation, d'associer aux grands chefs-d'oeuvre du passé les créations de l'art moderne, celles qui continuent la tradition du goût, de l'esprit, du savoir...

Tantôt le manuscrit retenu commande l'illustration. L'art d'un de Régnier appelle celui d'un Calbet, coloré, souple, voluptueux. La délicieuse ironie d'un Tristan Bernard demande à s'accompagner de la fantaisie, du savoureux demi-sourire d'un André Marty. Tantôt c'est, au hasard des expositions, toutes visitées, des oeuvres qui retiennent l'attention. Alors, elles servent de point de départ à un conte, une étude...

On serait trop entraîné à décrire les opérations de mise en page pour l'équilibre de la présentation, à indiquer les études que réclame le choix du procédé, du papier, du caractère typographique. Chaque matière du Numéro soulève toutes ces questions. Il est des oeuvres qui ne seront fidèlement reproduites que par la trichromie. Telles sont celles de M. Calbet, de M. Marty, de M. Nilouss. Elles seront donc traitées par la superposition des trois couleurs primaires auxquelles L'Illustration ajoute un noir, ce qui impose un quatrième tirage. On ne s'en tient pas toujours là. Pour la Nuit d'Émeraude, des cadres viennent soutenir l'harmonie des compositions, cadres dont le dessin et la teinte sont étudiés avec soin. Puis il semble que l'accent précieux des oeuvres appelle la richesse d'un filet d'or. On se laisse gagner par la fièvre de parachever la création de quatre pages bien éditées. On n'hésite plus devant un tirage supplémentaire pour figurer les coups de pinceau du lavis. Or, sait-on le nombre de tirages que représentent toutes ces opérations ? C'est seize fois, huit fois au recto, huit fois au verso, que chaque feuille passe sous les presses, c'est-à-dire, pour 205 000 exemplaires (chiffre du tirage de cette année), 3 280 000 passages. Voilà l'oeuvre formidable accomplie pour la présentation de quatre pages. La couverture, y compris son titre, a demandé à elle seule 1 640 000 passages avec huit tirages, car il a fallu un vert supplémentaire pour obtenir la belle gamme colorée del'œuvre de M. Drian...

Mais revenons à l'étude des procédés que nos Numéros de Noël s'efforcent de présenter dans leur diversité, en utilisant les créations les plus récentes, pour grouper tous les moyens dont dispose l'édition de luxe.

Rien n'est plus difficile, plus délicat que la reproduction des oeuvres des grands maîtres. Elles ne livrent pas facilement leur secret. L'artiste chromiste va exécuter ses corrections devant les originaux autant de fois qu'il est nécessaire, après qu'un tirage d'essai a été fait entre chaque séance. Cette fois, chaque reproduction est découpée et collée sur un papier vergé qui a passé préalablement par l'atelier de l'offset pour l'impression des cadres.

On nous a souvent demandé quelle machine assez intelligente et précise permettait d'opérer les collages avec cette minutie. Nous n'en connaissons pas. Ces collages sont faits à la main par près de cent ouvrières, guidées par les points de repère que porte le papier. Le Numéro de cette année ne comporte pas moins de 4 500 000 collages... Les feuilles passent d'un atelier à l'autre. L'offset reçoit de l'héliogravure les pointes sèches de Rzewuski, imprimées en bistre et sanguine, pour souligner le pli d'une robe, l'ondulation d'une chevelure, d'un bel accent noir. Et à son tour, après avoir gravé les cadres des hors-texte, il les envoie aux ateliers de couleurs pour y apposer l'or et l'argent. Sur le papier, ces transports entre services paraissent aisés. Cela fleure le bon accord pour la perfection de l'oeuvre commune. Mais la quantité de ces échanges se chiffre toujours par 205 000 feuilles. Et cela complique singulièrement ces allées et venues. D'autant plus que l'imprimerie de la couleur est installée dans une annexe de L'Illustration, à Saint-Mandé, où elle occupe vingt machines plates. Imagine-t-on le nombre de voyages imposés aux camions pour opérer cette liaison ?

Voici tous les tirages terminés. Les pages sont assemblées, empaquetées, par catégories. C'est une marée qui monte, pesante, massive, envahissante. Elle a rempli les halls de Saint-Mandé, débordé dans les sous-sols de l'hôtel de la rue Saint-Georges, dans les magasins, gagné les étages. Sur la fin, elle s'ouvrira un chemin dans les escaliers, menaçant de murer la vie du journal. Quel est donc le cube de papier que représentent ces 205 000 numéros ? Les seize sortes de papier employées forment un poids de 300 000 kilos constituant la charge d'un train de marchandises composé de 30 wagons de 10 tonnes. Il n'a pas fallu moins de 100 camions pour sa livraison.

Cette masse, il faut la remuer encore pour assembler le Numéro. Elle passera tout entière par l'atelier de brochage dans la fièvre de la dernière heure. Des cahiers, composant chacun des articles, y sont d'abord formés. Puis ils sont disposés en piles sur de grandes tables dont les ouvrières font le tour, sans discontinuer, dans une sorte de progression sans fin. Chacune d'elles prend au passage un cahier et constitue ainsi le Numéro. C'est ensuite la piqûre faite par douze machines fixant trois agrafes d'acier, la mise sous couverture après collage du dos. Et enfin vient la compression par la presse hydraulique des numéros empilés, ainsi que la rognure au moyen de puissants massicots.

On conçoit quelle manutention demandent ces successives opérations. Le Numéro peut alors être empaqueté, et c'est le départ que l'on est obligé de répartir sur huit jours. L'écoulement dans un délai si rapide constitue chaque année un tour de force. Nos lecteurs prendront en patience certains retards inévitables quand ils voudront bien se souvenir du poids total que représentent nos 205 000 numéros et se figurer la hauteur qu'atteindraient ces exemplaires placés les uns sur les autres, soit 2 kilomètres 665 mètres. Cette pile serait égale à 9 Tour Eiffel superposées. On accordera que ce n'est pas trop d'une semaine pour débiter par tranches de 13 millimètres, soit l'épaisseur d'un numéro, une masse pareille ...

Voici l'effort accompli. Comprend-on maintenant pourquoi L'Illustration renonce à pousser le tirage de son
Numéro de Noël ? Elle a été aux limites des possibilités, sans compromettre l'exécution des numéros
hebdomadaires. Quant à une réimpression, il y faut encore moins songer en raison des délais qu'elle demanderait.»
L'Illustration a cessé de paraître, les Numéros de Noël ont disparu et n'ont jamais été remplacés.

Une parfaite maîtrise des techniques de fabrication actuelles a permis la réalisation de cet ouvrage dans le respect de l'esprit et de la qualité des Numéros de Noël de L'Illustration.

Bien entendu, il n'est plus question de seize sortes de papiers différentes ou de milliers de collages à la main... « NOËL » est un « Grands Dossiers de L'Illustration».

Éric BASCHET