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La plus vivante des encyclopédies universelles


Une histoire haute en couleurs

Entre juin 1907 et juillet 1944, L’Illustration a publié des centaines d’autochromes. De quoi ravir un lectorat avide de voir enfin en couleur l’actualité, les personnalités qui la font ou plus simplement les paysages, connus ou inconnus. Le magazine paraissant chaque samedi avait déjà été en pointe, en matière de photographie, en publiant la toute première photographie retouchée. Même si le recours à l’autochrome s’est avéré coûteux et complexe, il s’est maintenu bien au-delà de l’apparition de nouveaux procédés comme le film Kodachrome, au milieu des années 1930, quelques années après le procédé Finlay.


Qu'est-ce que le procédé autochrome ?

Le procédé de l’autochrome a été mis au point par Auguste et Louis Lumière, les pères du cinématographe. C’est le 17 décembre 1903 qu’ils ont officiellement fait breveter leur invention qui permettait d’obtenir, pour la toute première fois, des photographies en couleur. Les deux Lyonnais sont les derniers maillons d’une longue quête de la couleur dont certains font remonter les origines au dernier quart du XVIIe siècle, lorsque Newton découvrit la composition de la lumière blanche. Un siècle plus tard, au milieu des années 1870, c’est le Français Louis Ducos de Hauron qui fixe une image couleur en assemblant et en superposant trois images monochromes. Une découverte qui ne dépassera toutefois pas le stade de l’expérimentation.

L’Illustration a marqué très tôt son intérêt pour ces nouvelles techniques. C’est ainsi que dans le numéro du 28 février 1891, Antony Guerronnan publie un article sur La photographie des couleurs. Il passe en revue les différentes techniques depuis 1810 : « Beaucoup de chercheurs se sont occupés de fixer les couleurs au moyen de la photographie, presque tous ont abordé le problème au point de vue chimique ». Après avoir rappelé les travaux de Lubeck (1810), de Herschell (1841), de Becquerel (1848) et de Poitevin (1865), il met l’accent sur les travaux de Gabriel Lippmann, membre de l’Institut : « Il a présenté, dans la séance du 2 février de l’Académie des sciences, plusieurs épreuves colorées du spectre solaire obtenues directement avec la valeur propre et l’éclat de chaque bande. Ces épreuve sont ineffaçables ». L’article, très technique, entre ensuite dans les détails du processus avec, à l’appui, des schémas. Il conclut en écrivant : « Un pas immense vient d’être fait et M. Lippmann aura eu la gloire d’ouvrir une ère nouvelle et féconde à cette découverte toute française de la photographie ».

Deux ans plus tard, Constant Crépeaux revient sur la question, à travers un long article intitulé "Comment on fait une photographie en couleurs"(29 juillet 1893). Pour la première fois, on mentionne les travaux des frères Lumière : « Grâce à des perfectionnements successifs dus à l’inventeur M. Lippmann et à MM. Auguste et Louis Lumière, les célèbres fabricants de plaques, la nouvelle découverte, restée du domaine du laboratoire pendant deux ans, est arrivée à un tel point de simplicité qu’elle va entrer dans la pratique. Avant peu, prophétise Constant Crépeaux, dès que l’on trouvera des plaques préparées dans le commerce, les photographes professionnels ou simples amateurs (…) nous pourrons reproduire avec leurs teintes réelles des paysages, des tableaux. Quelle joie de ne plus être réduit aux simples effets du noir et blanc (…) et qui souvent rendent si mal la nature. Vive la photographie en couleurs et cela d’autant plus que nous pourrons le faire très facilement ». La suite de l’article est une description de ce que l’on appelle encore « la photochromie », tout en notant les difficultés de manipulation, avec les formules chimiques proposées pour le développement. La conclusion se veut toutefois optimiste : « La photochromie ne se prête pas à la reproduction sur papier comme les négatifs actuels mais on peut facilement multiplier les épreuves en utilisant comme cliché la première photographie obtenue d’après nature. Arrivera-t-on dans la suite à obtenir des épreuves sur papier ? Rien n’autorise à le considérer comme impossible, cependant la méthode interférentielle ne parait pas, a priori, compatible avec le mode de reproduction ».

Il lance aussi, en forme de clin d’œil, une ultime mise en garde sur la fait que le principe rend les retouches impossibles : « La science qui recherche la vérité ne s’en plaindra pas, au contraire. Mais la coquetterie y trouvera moins son compte. Méfiez-vous donc de la photographie en couleurs, mesdames, mesdemoiselles, qui désirez dissimuler votre âge ou tromper la postérité sur la beauté de vos traits. Avec le nouveau procédé, pas de fraude possible. C’en sera fini des habiles retouches, effaçant si bien « des ans l’irréparable outrages ». En fait, ce premier procédé n’aboutira pas.

Il faut attendre l’aube du XXe siècle pour que Louis Lumière, qui avait exploré vainement diverses pistes, mette au point le procédé de l’autochrome. Le secret de la découverte : des grains de fécule de pommes de terre et une plaque de verre. Cette dernière est enduite d’un vernis poisseux, mélange homogène de fécule de pomme de terre coloré dans les trois couleurs complémentaires : du rouge - orange, du vert et du bleu - violet. Pour homogénéiser l’ensemble et combler les infimes interstices entre les grains de fécule, il dispose une mince couche de poudre de charbon.

Là ne s’arrête toutefois pas le secret de l’autochrome : sur la couche de fécule d’une densité de 7.000 grains par mm2, il place une couche de vernis imperméable et une émulsion au gélatino-bromure. La plaque est alors utilisable. Glissée dans un appareil photographique, une fois qu’elle a été exposée à l’envers dans une chambre photographique puis développée, elle donne l’équivalent d’une « diapositive" sur verre que l’on peut découvrir par transparence. Pour un temps de pose de 1 à quelques secondes, l’autochrome offre une bonne qualité d’image, en terme de netteté et de couleurs. De quoi en faire le tout premier procédé capable de capter et de reproduire la couleur.

L’innovation présente toutefois b[quelques inconvénients : manipulation délicate, technique coûteuse, temps de pose qui rend délicate les vues en mouvement. Si Gimpel a fait preuve d’une grande virtuosité dans l’art des autochromes, c’est d’abord parce qu’il y a été largement par les Lumière. Mais qu’importe : « La découverte des frères Lumière propose moins une vulgarisation de la photographie en couleur, qu’un traitement artistique des couleurs par la photographie, écrit Grégory Leroy, spécialiste des autochromes auprès d’Artcurial. Pour les autochromistes de talent, l’autochrome permet de définir un nouveau type de reportage, mais plus encore devient le moyen de tendre vers un art total, de cerner au plus près les affinités qui se disent entre peintre et photographe ». Quant au charme pictural, toujours selon le même spécialiste, « il ne réside pas dans la seule présence des couleurs : ses caractéristiques techniques participent encore à cet effet. La juxtaposition d’une multitude de points colorés dont procède l’autochrome semble copier la façon pointilliste : face à l’image, la globalité du regard recompose l’impression des couleurs, en cohérence avec les formes. A l’instar du tableau impressionniste, l’image obtenue par ces nouveaux photographes semble exécutée « à même la nature ».

Finalement, même si les nuances et les tons pastel en font un genre intermédiaire entre la peinture et la photographie, les autochromes sont bien plus qu’une simple « transposition de la nature ». Elles en donnent « une interprétation esthétisante » au point que « Leur couleur approximative et désaturée », les fait apparaître un peu « comme des miniatures d’un autre temps que l’habitude a pris pour coutume de voir en noir et blanc », peut-on lire sur le site Wikipedia.

Pour en savoir plus sur la technique de l’autochrome :

LAVEDRINE B., GANDOLFO, J-P., L’autochrome Lumière : secrets d’atelier et défis industriels, éd. CTHS, 2010, 390 pages.

Sites spécialisés :

http://www.autochromes.culture.fr
http://www.institut-lumiere.org
http://www.autochrome.com


Le miracle des Lumières à L'Illustration

Conscient de tenir une invention qui peut permettre de développer leur entreprise, les frères Lumière vont chercher très vite à la faire connaître. Ce sera d’abord une présentation faite par Louis Lumière, le 30 mai 1904, devant l’Académie des Sciences. Mais c’est à partir de 1907 que la nouvelle technique va connaître un succès et pas seulement d’estime. Le 10 juin, dans les salons de L’Illustration, rue Saint-Georges, devant plusieurs centaines d’invités, a lieu ce que la revue appellera le « Miracle des Lumière ». René Baschet, qui a pris la direction du magazine en 1904, nourrit de grands projets et d’abord celui de le revitaliser : davantage de photos, davantage de reportages, mais toujours prisonniers du noir et blanc. On comprend donc que la couleur ait pu l’intéresser au point d’organiser cette grande soirée, à laquelle participe Léon Gimpel qui deviendra l’un des principaux Autochromistes de la maison. Dans son n° 3.355 du 15 juin 1907, l’hebdomadaire illustré s’en fait l’écho sur trois pleines pages en ces termes :

«La photographie des couleurs à L'Illustration. L’année 1907 marquera une époque dans les annales photographiques, et en même temps dans l’évolution du journalisme illustré. Ce furent d’abord, en février, les retentissantes expériences du professeur Korn, démontrant la possibilité de faire voyager les images photographiques sur les fils du télégraphe. Si nous rappelons ici le concours que L’Illustration prêta à ces expériences, c’est pour annoncer en même temps à nos lecteurs que la téléphotographie tiendra bientôt toutes ses promesses. En attendant, voici une autre découverte, non moins sensationnelle et susceptible celle-là, d’applications immédiates : la photographie des couleurs. Cette fois encore, L’Illustration a tenu honneur de patronner une invention dont ses abonnés, ses lecteurs seront les premiers à bénéficier : dans le même local, transformé en salle de conférence qui avait vu, le 1er février dernier, ce qu’on a appelé le « miracle du professeur Korn », s’est réalisée pour la première fois, en public, dans la soirée du lundi 10 juin, « le miracle de MM. Lumière ». Depuis longtemps, on savait que les deux savants lyonnais, MM. Auguste et Louis Lumière, les fabricants de plaques universellement connus, tenaient la solution du problème de la photographie des couleurs. Lundi, les 600 invités de L’Illustration (…) ont eu la primeur de ce spectacle admirable : toute la nature vivante, sous ses aspects les plus variés, reproduite et fixée avec la magie et l’harmonie de ses couleurs sur une petite plaque de verre. Et après avoir entendu la conférence et vu les projections de M. Auguste Lumière, tous les photographes amateurs que comptait l’assistance ont emporté la certitude de pouvoir, dès le lendemain, avec le même appareil qu’ils possédaient déjà et qui ne leur avait donné encore que des clichés noir et blanc, obtenir eux-mêmes, presque aussi facilement, ces nouveaux clichés prestigieusement colorés. Un de nos collaborateurs, M. Léon Gimpel, opérateur habile, avait été, depuis quelque temps déjà, initié par M. Lumière aux résultats de leurs travaux. Dès ses premiers essais, il s’est appliqué à exécuter des clichés présentant un véritable intérêt pour un journal illustré d’actualités. C’est ainsi que le 1er mai, il photographiait, sur la place de la République, le groupe de fantassins que reproduit une de nos planches hors texte. Et parmi les projections qu’on a remarquées lundi, à notre soirée, figuraient : une vue de la réception à l’hôtel de ville des souverains de Norvège, le 20 mai, et plusieurs clichés de la fête des fleurs de vendredi dernier. C’est à ce photographe des couleurs de la première heure que nous avons demandé l’exposé qui va suivre ».

La suite, ce sont deux pages dans lesquelles Léon Gimpel retrace l’histoire des premières recherches, avec le procédé des trois couleurs et les expériences conduites par Gabriel Lippmann, avant de déboucher sur les travaux des deux Lyonnais. Au passage, sans sombrer dans un vocabulaire abscons, en bon vulgarisateur il détaille le procédé des plaques autochromes, avec la réponse à la question centrale : Comment les couleurs peuvent-elles se reproduire sur les dites plaques ? Sans rien cacher sur les difficultés de manipulation ni sur celles liées à la fabrication délicate, il en arrive à envisager les diverses applications que le procédé peur générer dans l’avenir et pas seulement pour la reproduction des photographies couleur dans L’Illustration. Des propos quelque peu prophétiques :

« L’entrée de la photographie des couleurs dans le domaine pratique, écrit-il en conclusion, présente de nombreuses applications qui s’étendront encore, le jour prochain sans doute où l’épreuve unique sur verre donnera naissance à un nombre illimité de copies sur papier (…). Les touristes vont pouvoir rapporter de leurs excursions des documents auprès desquels l’ancienne et froide interprétation en noir et blanc n’offrira plus qu’un intérêt secondaire. Est-il besoin d’insister sur la valeur acquise par les souvenirs de famille lorsque les portraits de ceux qu nous sont chers reproduiront le teint, la couleur des yeux et des cheveux du modèle ? Les explorateurs récolteront dans leurs voyages une ample moisson de documents auxquels la couleur ajoutera une valeur inestimable. En astronomie, la plaque autochrome sera particulièrement précieuse]i (…). En médecine, les documents obtenus d’après nature à l’aide de ces plaques remplaceront avantageusement les planches coloriées (…). Aujourd’hui, grâce à la belle découverte de MM. Lumière (…), le soleil fixera désormais, pour la plus grande joie de nos yeux, les couleurs incomparables dont se pare la nature ».

Pour les lecteurs de L’Illustration, afin qu’ils puissent mieux mesurer le pas immense qui vient d’être accompli, une planche hors texte reproduit les grains de fécule de la plaque autochrome, vus au microscope. A la suite, on découvre la photographie du drapeau français dans toute sa réalité tricolore et des microphotographies prises dans chacune des bandes du drapeau. Pour la première fois, enfin, apparaît la mention autochrome Léon Gimpel. En hors texte, sont reproduites deux autochromes : la première montre un panorama de Villefranche-sur-Mer, tandis que la seconde présente un groupe de fantassins, le 1er mai, place de la République.La photo couleur vient d’entrer rue Saint-Georges.

Léon Gimpel n’en restera pas toutefois là. Avec l’appui de Fernand Monpillard, il travaille à la réduction du temps de pose et à l’amélioration de la sensibilité des plaques, ce qui lui permet d’aboutir à une "ultra-sensibilisation des autochromes" pour obtenir des instantanés en couleur. C’est ce type de plaque qu’il utilisera pour fixer des images en couleur de Paris, la nuit : la Tour Eiffel illuminée, les façades de cinémas parisiens et des grands magasins avec leurs néons. N’hésitant pas à monter dans la nacelle d’un ballon ou à bord d’un avion, il fixera aussi les premiers clichés aériens dont on regrettera seulement que L’Illustration ne les ait pas publiés. Lors d’une exposition qui lui sera consacrée à Paris, en 2008, les visiteurs ont pu mesurer l’étendu des talents de Gimpel, à la fois grand vulgarisateur, injustement oublié, à l’origine d’une œuvre « pleine de surprise, de naturel et de spontanéité », un homme capable «à l’image de Louis Lumière de (s’être) amusé toute sa vie».

Pour les frères Lumière, c’est aussi le début d’une nouvelle aventure commerciale, l’autochrome dépassant bien vite les frontières de l’Hexagone. Les cadences de productions vont monter rapidement jusqu’à 6.000 plaques par jour, de quoi générer en trois décennies des millions de clichés à travers le monde. Usant de sa fortune, le banquier Albert Kahn va ainsi envoyer des photographes munis des précieuses plaques à travers le monde pour fixer paysages et scènes d’actualité, prélude à la constitution de véritables archives de la planète.

Donner aux lecteurs de L' Illustration à voir en couleurs

A L’Illustration, René Baschet entend battre le fer quand il est chaud : dès le 29 juin, il offre à ses lecteurs, sans doute médusés, une planche hors texte reproduisant Les souverains du Danemark, en voyage officiel en France. Ils ont été photographiés au Ministère des Affaires Étrangères, douze jours plus tôt. Le tout, commenté non sans quelque fierté devant l’exploit accompli : « Ce portrait en couleur obtenu directement par la photographie a été gravé et imprimé en dix jours à 90.000 exemplaires. C’est là – toutes les personnes initiées à l’art typographique s’en rendront compte – un tour de force sans précédent ».

L’expérience de la couleur sera renouvelée le 7 décembre (n°3.380), avec le numéro de Noël : Ferdinand Honoré décrit par la plume le Paradis des Roses, lequel article renvoie à 7 autochromes, offrant aussi bien des gros plans sur plusieurs spécimens de roses, entre La Marquise de Sinety et Sarah Bernhardt, que des vues plus générales de la roseraie de l’Hay.

Par la suite, les autochromes se font provisoirement plus rares. Il faut attendre le 20 juin 1908 (n°3408) pour retrouver un article sobrement intitulé. La photographie en couleurs. On y découvre six photos de Boulogne-sur-mer et de ses environs, en hiver : Sur la glace à Boulogne, Les bouées, sur un quai du port de Boulogne. La grande route en hiver, Soleil couchant et effet de neige, Falaises près de Fécamp, Village picard sont à l’affiche. Pour saisir ces images, on a fait appel à un photographe qui depuis les années 1890 travaille pour l’Illustration. Il s’agit de Maurice Meys, paré du titre de correspondant de L’Illustration à Boulogne-sur- mer. En 1895, lors de la guerre entre les Rifains et l’Espagne, il avait été envoyé sur place, porteur de la carte n°1 de correspondant de la revue. Une fois de plus, il est nécessaire de rappeler aux lecteurs que la technique est des plus récentes, tout en annonçant les futures publications :

«La photographie en couleur qui apparut pour la première fois au public en juin 1907, dans une conférence mémorable faite à L’Illustration par M. Louis Lumière, est aujourd’hui connue de tout le monde. D’innombrables amateurs la pratiquent avec succès. Des voyageurs comme M. Gervais Courtellemont et M. Gabriel Veyre, des artistes photographes comme M. Meys, notre correspondant à Boulogne, en ont réussi d’admirables. Nous comptons prochainement reproduire un certain nombre des « Visions d’orient » de M. Courtellemont et plusieurs clichés pris pour nous au Maroc par M. Veyre. Quant aux vues que nous avons réunies dans cette page, elles ont été choisies dans la collection de M. Meys qui, jusqu’à présent, est allé chercher moins loin ses sujets. L’exactitude du rendu coloré n‘en sera que mieux apprécié de nos lecteurs. S’ils n’ont pas oublié les très précieuses explications que nous leur avons données dans le numéro du 15 juin 1907, ils savent qu’aucun artifice n’est intervenu pour obtenir les colorations si variées de ces petites gravures : la décomposition et la recomposition naturelles de la couleur ont tout fait, depuis le moment où M. Meys a pris ces clichés, en calculant simplement son temps de pose, jusqu’à celui où nous avons imprimé ces images en n’employant que les trois encres primaires (rouge, jaune et bleu) qui, par le seul effet d’une loi physique, par leur mélange et leur superposition s’opérant sans aucun contrôle, ont donné aussi bien le rouge de minium si spécial des bouées, que le vert des arbres, l’ocre des falaises et les reflets bleutés des effets de neige. Le papier sensible pour la photographie des couleurs n’existe malheureusement pas encore et la multiplication des épreuves directes demeure ainsi impossible. Nous fournissons la preuve que la reproduction fidèle à 100.000 exemplaires des clichés positifs en couleurs est réalisable typographiquement par les moyens dont dispose L’Illustration ».

Curieusement, il faudra que le lecteur fasse montre de patience jusqu’à la fin de 1910 : c’est seulement dans le n° 3535, daté du 26 novembre, que les Visions d’Orient annoncée 17 mois plus tôt, finissent par apparaître. En 7 vues, Jules Gervais-Courtellemont promène les lecteurs émerveillées de Damas jusqu’à la mosquée d’Omar à Jérusalem, tout en les faisant pénétrer dans la mosquée du sultan Ahmet à Stamboul (sic), le tout en pleine page, format L’Illustration.

A nouveau, durant plusieurs mois l’actualité va s’écouler dans le noir et blanc des origines. Au cours de l’année 1911, ce sont les nouveaux uniformes de l’armée française en projet que saisit Jules Gervais-Courtellemont, pour le n° du 3 juin. Et puis, plus rien jusqu’en décembre, avec la sortie du traditionnel Numéro de Noël, lancé en 1886 par Lucien Marc. Le parc de Versailles paré de ses couleurs automnales est un terrain d’essai idéal pour Léon Gimpel et Robert Huchard. Tandis que Gimpel fixe le Moulin du Hameau du Petit Trianon, Jules Gervais-Courtellemont balance entre Grand Trianon, avec le bassin de la Salle Verte, et Petit Trianon, avec le Temple de l'Amour.

1912 et 1913 marquent la montée en puissance des autochromes dans les colonnes de L’Illustration. Sans doute la maîtrise de la prise de vue s’est-elle affinée, tout comme les subtilités des impressions couleurs que réalisent les ouvriers imprimeurs dans les sous sols de la rue Saint-Georges, sous l‘autorité du maître ès art, le directeur de l’imprimerie André Chatenet. Entre février et décembre 1912, ce ne sont pas moins de 50 vues en couleur qui ornent les pages de l’hebdomadaire. « L'apothéose de l'aviation française au Grand Palais (décembre 1911 – janvier 1912) » (n°3.597) » côtoie des sujets plus futiles comme la visite de « la maison de M. J. Doucet, un amateur au XXe siècle » (n°3.614)… En 14 clichés, sur double page, on se retrouve plongé dans « Les Fêtes persanes de la saison dernière » (n°3.622). Lucien Guitry en tournée en Amérique du Sud se prête au jeu des couleurs en se métamorphosant en cinq personnages différents dans le n°3.632. C’est le même acteur qui clôturera l’année 1912, avec « Les mille et une merveilles de Kismet », (n°3.642), un article dans lequel son portrait figure trois fois : « Les photographies couleurs (…), tient-on à préciser en note, sont des reproductions directes de clichés pris sur plaques autochromes. Mieux encore que nos reproductions précédentes, celles-ci montrent à quel point l’art de l’Illustration bénéficiera désormais dans tous les domaines de la merveilleuse invention des frères Lumière ».

Au cours de l’année 1913, les lecteurs de L’Illustration auront rendez-vous une douzaine de fois avec la couleur. Il y en aura pour tous les goûts : Les amoureux du théâtre (Le nouveau Cyrano, M. le Bargy dans son costume du premier acte), pourront aussi scruter les détails du plafond d'Albert Besnard au Théâtre Français. Les curieux sauront enfin ce qui se cache derrière la verrière qui barre la façade de l’Elysée : en quatre planches et dix photos, ils font le tour des différents salons présidentiels. Quant aux amateurs de dépaysement, ils éprouveront quelque satisfaction à parcourir les allées des floralies de l’exposition de Gand. Avec Jules Gervais- Courtellemont, L’Illustration leur propose un résumé par l’image du Maroc, « Ce qu’il faut voir », une première fois le 8 novembre et une seconde fois, le 22 novembre. Pour ceux que la seule traversée de la Méditerranée ne contenteraient pas, une incursion en couleur sur le chantier interminable du Canal de Panama est proposé le 1er novembre, avec des images de Earle Harrisson. Un moyen de se rendre compte que le chantier va toucher à sa fin.


N’eût été la guerre, 1914 aurait certainement été un grand cru pour les autochromes. Entre des "Notes de tourisme au Japon", rehaussées de photo de J. du Merle et "Les tapisseries du martyr de Saint-Gervais et de Saint-Protais au Musée Galliera", il y a certes plus qu’un monde. Mais tandis que les nuages s’amoncellent sur l’Europe L’Illustration sait encore prendre des airs de vacances avec une escapade sur la Côte d'Azur. La plume de Ferdinand Honoré, en dit moins long que les 5 photos signées Piaget : Effet de soir à Saint-Honorat, Aux îles du Lérins : le matin à Sainte-Marguerite – Une calanque de la Corniche d’or, La cueillette des mimosas, Le golfe de la Napoule vu des hauteurs de Cannes (en février). Tout ceci fleure bon la Provence. Et toujours un petit soupçon d’autosatisfaction :

« Il serait fort prétentieux d’essayer, après tant d’autres, une description de ces rives enchantées. Qu’il nous soit permis, cependant, d’en montrer divers aspects, tels que les a saisis, avec une réelle virtuosité, notre collaborateur M. Piaget. Malgré la difficulté à donner une impression artificielle de soleil, malgré l’imperfection de rendu des autochromes, et des gravures les mieux réussies, ces coins de Méditerranée furent choisis avec un discernement si heureux des heures propices qu’il nous suffit de regarder un instant ces images pour nous sentir baignés de la lumière qui les a enveloppés ».

Les vacances, M. et Mme Poincaré nous ramènent au milieu des pinèdes avec la découverte de la villégiature présidentielle à Eze-les-Pins. Entre temps, le président aura pu accueillir comme il se doit et comme l’Entente cordiale le nécessite « LL.MM. le Roi Georges V et la Reine Mary, en visite à Paris ». Plusieurs photographies ont été prises pour L’Illustration, au palais de Buckingham, « par faveur spéciale » de leurs Majestés. Elles sont signées A. Desboutin.

Arrêtons-là cette énumération. Même si la guerre va raréfier la couleur, il ne sera plus question de revenir en arrière avec le retour de la paix et l’autochrome s’est solidement enracinée dans les colonnes de L’Illustration. On pourra mesurer la force de la photographie en couleur en se reportant aux répertoires des autochromes figurant sur ce site, de 1907 jusqu'à 1944.

Au fil des pages, on voit fréquemment revenir des noms comme Léon Gimpel, A Desboutin, le comte Jean de Berthier, ou encore Vizzanova et plus rarement, Gorsky Frère. On trouvera à la fin de cet article quelques éléments de leurs biographies. Quelques grandes thématiques se dégagent. On aime faire découvrir aux lecteurs « Les belles propriétés » avec leurs jardins splendides. La côte d’Azur, Grasse, Cannes, Cagnes-sur-Mer, Beaulieu-sur-mer ainsi que la Côte basque reviennent souvent dans les pages de L’Illustration. Couleurs et atmosphère lumineuse y sont sans doute pour beaucoup. Alors que la crise économique est bien là, on n’hésite pas à pénétrer dans l’intimité des artistes de renom : Cécile Sorel ou Victor Francen ouvrent leurs portes à Léon Gimpel, tout comme le richissime patron de Gringoire, Horace de Carbuccia, avec sa villa de la Grande Pointe. Une maison d’artiste à Cagnes ou la découverte des intérieurs modernes sont prétextes à de belles images. Dans le n° 5.020 du 20 mai 1939, sur le thème de l’habitation, ce ne sont pas moins d’une soixantaine de photographies qui se glissent dans les pages d’un copieux numéro.

Le comte Jean de Bertier devient le photographe attitré de la série sur la Visite des châteaux qui s’égrène au fil des numéros des années 1930. Le patrimoine est aussi un thème récurrent, avec une série sur les Visites aux musées de province. Ce patrimoine, la République sait le rénover ou l’entretenir, que ce soit pour le palais de Rohan ou pour le quai d’Orsay. On n’oubliera évidemment pas l’événementiel, avec les numéros dédiés à l’exposition universelle de 1937, avec de très belles photos sur les illuminations de Paris. Une fois de plus Léon Gimpel est derrière l’objectif. L’autochrome est encore mobilisée pour immortaliser le sacre de Georges VI, en mai 1937 ou pour saluer la mémoire du pape Pie XI. Dans le numéro du 18 février 1939, les portes du Vatican s’entrouvrent et la résidence papale de Castel Gandolfo s’offre au regard des lecteurs. Dans un genre plus léger, en janvier 1939, c’est Cyrano de Bergerac et la troupe qui l’entoure qui sont de la partie, avec en prime la couverture en couleur consacrée à l’acteur André Brunot. Marie Bell, Jean Debucourt, Fernand Ledoux, Jean Martinelli ou Maurice Escande ont posé en costume devant l’objectif. Enfin, pour l’anecdote, signalons qu’un numéro spécial du 16 avril 1938 (n°4.963) célèbre les vertus de la Société des Nations en dévoilant les différents aspects du tout nouveau Palais de la S.D.N. à Genève. Splendide réalisation, si l’on en juge par les nombreuses photos en couleur. A moins de 18 mois du grand embrasement, on veut encore croire aux vertus de l’organisme imaginé par le président Wilson.

Le procédé Finlay : un nouveau moyen pour saisir la couleur

Si l’autochrome a largement accru sa présence dans les pages de L’Illustration et s’il a séduit le lectorat, elle n’en fait pas pour autant oublier ses limites techniques : compte tenu d’un temps de pose de deux à trois seconde, elle rend quasi impossible les prises de vue en mouvement. C’est ce qui explique l’aspect statique de l’ensemble des photos publiées. Or, l’actualité c’est beaucoup plus que des paysages, des jardins, des intérieurs ou de belles demeures. Là encore, les services photographiques de L’Illustration gardent un œil sur l’évolution des techniques, avec la même préoccupation qu’en 1907 : être les premiers à faire découvrir les nouveautés aux lecteurs. C’est chose faite, dès le 14 février 1931, dans le n°4589, avec deux pages consacrées à l’Opéra russe de Paris. Pour illustrer l’article de Robert de Beauplan, L’Illustration publie cinq photos en couleur. On y voit Le prince Igor, de Borodine avec le camp des Polovtsiens, Sadko, de Rimski-Korsakov : la grotte du roi de la mer et trois scènes de Petrouchka, d’Igor Borodine : Les danses populaires, l’enlèvement de la ballerine par le Maure et les marionnettes animées du Charlatan. Pour la première fois on a photographié le mouvement. Au bas de l’article, à la place de la traditionnelle mention Autochrome X…, on peut lire : «Photographies instantanées en couleur d’après le procédé Finlay, utilisé pour la première fois dans la réalisation de photos pour L’Illustration».

Comme en 1907, il faut que le lecteur prenne conscience de ce qui se joue derrière des images qui sembleraient bien anodines aujourd’hui. C’est donc Robert de Beauplan qui est promu vulgarisateur scientifique pour l’occasion :

« Les gravures en couleur de ces pages ne se distinguent pas d’abord par leur apparence, de celles que L’illustration publie couramment, écrit-il. Elles constituent toutefois dans l’art de la photographie une innovation remarquable que nous devons signaler à nos lecteurs. Jusqu’ici, les photographies en couleur étaient obtenues généralement par sélection des couleurs sur différentes plaques, ce qui en raison des opérations successives interdisait toute reproduction d’un sujet en mouvement. Un progrès appréciable avait été réalisé par l’invention de la plaque autochrome unique, réduisant ces diverses opérations à une seule, mais un temps de pose de deux à trois secondes était encore nécessaire, de sorte que la véritable photographie instantanée en couleur n’existait pas. Le procédé Finlay, d’origine anglaise, dont la mise au point pratique est toute récente, a apporté enfin la solution recherchée. On ne saurait en donner ici la description technique, qui exigerait un assez long développement. Qu’il suffise de dire qu’il permet de prendre des instantanés en couleur simultanément sur trois clichés sélectionnant les trois couleurs primaires, au cinquantième ou même au centième de seconde, selon l’intensité lumineuse dont on dispose, comme s’il s’agissait de photographies en noir. C’est la première fois que L’Illustration use de ce procédé dont on appréciera la perfection. Les clichés reproduits ici ont été pris au théâtre des Champs-Elysées, au magnésium, pendant le jeu même des acteurs, en photographie instantanée au cinquantième de seconde. On voit par là les ressources nouvelles offertes au reportage photographique, qui s’annexe ainsi le domaine de la couleur auquel, jusqu’à présent, il ne pouvait prétendre ».

Le 22 Août 1931 (n°4.616), dans le 2ème numéro consacré à l'Exposition Coloniale, l’article de Paul-Emile Cadilhac sur L'Heure du Ballet est illustré de 4 photographies de danses, prises selon le même procédé Finlay: Danses cambodgiennes, dans le temple d’Angkor, Danses balinaises au théâtre des Indes Néerlandaise, Les petites danseuses de Siguiri (Guinée française), La Scène finale au théâtre malgache. Le mouvement et l’exotisme sont au rendez-vous.

La couleur vue du ciel

Un an plus tard, les lecteurs de l’Illustration vont pouvoir prendre l’avion, avec le numéro du 27 février 1932 (n°4.643) qui publie sur trois pages « Les premières photographies en couleurs prises d'un avion ». On y découvre « Un aspect de la campagne française dans la région de Fère-en-Tardenois », suivi de « L’aéroport d’Orly, à 10 km au sud de l’agglomération parisienne », avant de terminer par « La boucle de la Seine, à Choisy-le-Roi, photographiée d’avion à 200 m d’altitude ». Le tout est crédité « Photos L'Illustration,(procédé Finlay) avec le concours de M. Michaud ». Là encore, il faut bien mesurer l’effet produit sur les lecteurs, notamment avec la photo en pleine page de la boucle de la Seine. On précise qu’elle a été prise vers 10h00 du matin. Dès les premières années de la direction de René Baschet, L’Illustration avait donné des clichés pris d’abord d’un dirigeable puis d’avion, mais jamais en couleur. Un petit cours de prise de vue aérienne est donc nécessaire, car l’utilisation du procédé Finlay n’explique pas tout :

« L’Illustration publie dans les pages suivantes les premières photographies en couleurs qui aient été prises d’avion. Il n’existe, du moins à notre connaissance, aucune publication antérieure de même nature. Les premiers résultats obtenus dans cette voie ont pu l’être grâce à l’application des procédés Finlay (…). On sait que ces procédés Finlay, en ce qui concerne leur application aux impressions en couleurs, ont été mis au point depuis 1928, dans les ateliers mêmes de L’Illustration. La technique opératoire est dans son principe fort simple : on place en contact intime avec une plaque panchromatique un réseau trichrome à éléments réguliers. La sélection des couleurs s’opère au travers de ces éléments. Etant donné, d’une part, la grande transparence des éléments sélecteurs, d’autre part l’extrême sensibilité à toutes les couleurs des plaques panchromatiques actuelles, on avait déjà pu recourir à des vitesses d’instantané permettant d’enregistrer avec un objectif immobile des sujets en mouvement. Techniquement, le problème initial posé par la photographie aérienne en couleurs était de même nature : cette fois, le sujet était immobile et l’objectif, à bord du véhicule aérien se déplaçait par rapport au sujet, mais il n’était pas douteux que les vitesses d’instantané permises par le procédé Finlay étaient compatibles avec le déplacement du véhicule aérien. Précisons d’ailleurs que les trois images publiées aujourd’hui sont aussi les trois premières qui aient été enregistrées, il y aura bientôt dix mois. Bien moins qu’un résultat définitif, elles sont un jalon dans le développement technique de la photographie. Une poursuite méthodique de ces premiers travaux doit conduire à des résultats parfaits, de toute altitude et pour toute vitesse d’obturation. Il est facile d’imaginer quelles seraient à dater de ce moment les applications nouvelles, en particulier cadastrales et topographiques, de la photographie aérienne en couleurs. Les expériences initiales ont été faites en mai dernier, à l’aide d’un appareil Richard, muni d’un objectif Boyer de 300 mm de foyer, ouvert à F.4.5 avec obturateur Labrély. Les plaques étaient des panchromatiques Ilford. Les écrans spéciaux avaient été préparés et fournis par les services photographiques de L’Illustration. Les vitesses d’obturation ont varié entre le centième et le cent cinquantième de seconde ».

De l'infiniment grand à l'infiniment petit

Alors que l’on pourrait penser que le procédé Finlay va définitivement remiser dans les archives les autochromes, il n’en est rien, du moins à L’Illustration. Dans les années 1930 et jusqu’en 1944, on y recourra fréquemment et Léon Gimpel a encore de belles heures devant lui. Le 9 Novembre 1935 (n°4.836), Robert Chenevier ne manque pas de célébrer Un grand jubilé scientifique : la vie et les découvertes des Frères Lumière. Il est illustré de 4 photos autochromes. La première montre « M. Louis Lumière en 1907 (photo prise au moment où il mit au point l'autochrome) ». Léon Gimpel se charge ensuite de faire découvrir la « Villa de M. Louis Lumière à Neuilly-sur-Seine » « avec passage obligé par « Le grand salon » et par « La salle à manger ».

De la photo aérienne qui offre un large panorama, L’Illustration peut aussi passer à l’infiniment petit, afin de dévoiler de véritables œuvres d’art que la nature a façonnées mais que l’œil ne peut distinguer sans l’aide du microscope. Sous le titre La microphotographie et l'art décoratif, Jacques Baschet, directeur des services artistiques et critique d’art du magazine, en même temps que frère cadet de René Baschet, présente dans le n° 4.594 daté du 21 mars 1931, une série de 9 photos. Il s’agit de d’autochromes obtenues au microscope par Mme Albin Guillot et M. H. Ragot : après la caféine (cristallisation), le platino-cyanure de baryum et la Bréziline, le lecteur - spectateur peut s’émerveiller devant 6 photos montrant « Des motifs décoratifs nouveaux obtenus par la photographie des infiniment petits ». L’utilisation de plaques autochromes donne un rendu qui confine presque à l’œuvre d’art :

«Ces microphotographies sont tirées d’une documentation réunie par M. et Mme Albin Guillot, résultat d’une longue et patiente œuvre en commun, commente Jacques Baschet. Le mort d’Albin Guillot, chercheur passionné et obstiné, curieux de toutes les formes de la beauté, n’arrêta pas cette investigation dans le monde invisible. Mme Albin Guillot ]i(…), i[une artiste qui a su élargir, avec une intelligence et une sensibilité rares, les moyens d’expression de la technique photographique, continua avec la collaboration de M. Ragot, attaché au laboratoire de géologie de la Faculté des sciences, d’offrir aux décorateurs l’infinie variété de motifs nouveaux ».

Une fois de plus, L’Illustration, en usant du prétexte artistique, a ouvert la voie à un nouveau type de photos, ou, en tout cas, l’a vulgarisé auprès de ses lecteurs.

Naissance du procédé Kodachrome

Le 6 Août 1938, en feuilletant le n°4.979 de leur hebdomadaire préféré, les lecteurs n’ont sans doute pas, au premier abord, prêté une attention particulière aux 8 photos illustrant un article de Paul-Emile Cadilhac, consacré à La VIème fête nationale des vins de France. Des images somme toute bien banales mais rassurantes comme on les aime tant le public de L’Illustration et qui montrent (déjà) la survivance des traditions. On y découvre « Le défilé d’une partie des gardians, portant en croupe des Arlésiennes en costume », des « Gardians et Arlésiennes, durant une halte », puis « un pas de farandole esquissé par les Comtadines, devant un groupe d’Arlésiennes et de gardians ». D’autres images montrent « L’antique jeu des cordelles, danse devant le petit palais des papes en Avignon », avant de terminer par « la danse des vendanges, exécutée par un groupe de l’Académie provençale », avec final sur des « Arlésiennes du Ruban de Provence, précédées du drapeau ».

C’est encore une fois en lisant la mention finale « Photographies en couleur exclusives L'Illustration (Kodachromes) » que le lecteur prend conscience de la nouvelle étape qui se joue dans la chronologie de l’histoire photographique. Robert Chenevier, après un retour sur les différentes techniques de prises de vues en couleur, se charge d’en faire prendre conscience aux lecteurs avec un article de deux pages intitulé « b[Un nouveau procédé de photographie en couleurs, Kodachrome ]b». Il est illustré par « Quelques vues d’un film en couleur dans leur dimension originale. Photos Muir (Kodachromes) » :

« Depuis trente ans, la photographie des couleurs est entrée dans le domaine pratique, rappelle le journaliste. Mais pour si généralisée qu’en fût l’application, pour si perfectionnés que parussent être les procédés employés, il devait se trouver encore des chercheurs pour apporter des améliorations aux méthodes en usage, ou même pour en créer de nouvelles. C’est ainsi qu’aujourd’hui, après bien des années de travaux et de mise au point, les techniciens de la photographie disposent d’une formule de restitution des couleurs qui ne s’apparente à aucune de celles jusqu’ici pratiquées (…) Il fallut attendre jusqu’en 1907, jusqu’aux travaux des frères Lumière pour atteindre le plan pratique. Dès lors, la photographie en couleur était née. Naissance que L’Illustration enregistra, du reste, dans son numéro du 10 juin 1907, à la suite d’une présentation publique, dans ses salons du procédé dû aux deux savants lyonnais. Vingt-cinq années s’écoulèrent ensuite avant qu’une nouvelle formule de reproduction photographique des couleurs due à l’Irlandais Finlay vît le jour. A cette occasion même, L’Illustration publia les premières photographies aériennes en couleurs qui aient été enregistrées ». Mais la couleur vient de franchir une nouvelle étape : « Voici qu’aujourd’hui une nouvelle méthode qui paraît être appelée à un important développement requiert l’attention. Les reproductions qui précèdent en attestent éloquemment la qualité et l’intérêt. C’est pourquoi, elle a sa place toute désignée dans la série des exposés consacrés à ce domaine encore neuf de la photographie. Le principe de base de cette méthode connue sous le nom de procédé Kodachrome est le principe soustractif. Plus précisément, la matière à impressionner, un film en l’espèce, film de constitution spéciale, est composée de trois couches d’émulsions différentes superposées dont chacune recueille, et recueille seulement, un des trois groupes fondamentaux des radiations spectrales, bleu vert, rouge cerise ou jaune. Chacune de ces couches, d’une épaisseur de 5 millièmes de millimètre, est séparée de sa voisine par une couche filtrante sélective de 2 millièmes de millimètre d’épaisseur. Dès lors, l’impression de la pellicule s’effectuera selon le schéma général suivant : transmis par l’objectif, les rayons lumineux rencontrent tout d’abord la couche supérieure d’émulsion, laquelle étant ordinaire, est uniquement sensible aux radiations bleues et violettes. Ils frappent ensuite une mince pellicule de gélatine jaune, formant couche filtrante, puis la couche intermédiaire orthochromatique, n’enregistrant que les radiations jaunes et vertes. Enfin, les rayons lumineux abordent la seconde couche de gélatine filtrante qui, teintée en rouge, ne laisse passer que les radiations rouges, lesquelles se fixent sur la couche intérieure, celle-ci étant panchromatique et par conséquent sensible aux radiations rouges (…).Les avantages de ce procédé appliqué pour la première fois en Angleterre en 1935, mais issu de lointains travaux conduits dès 1911 par le professeur Rudolph Fischer, de Berlin, sont nombreux et évidents. Il offre, en effet, la possibilité d’effectuer des instantanés à des vitesses jusqu’à présent inabordables dans l’enregistrement des couleurs. En outre, il restitue intégralement celles-ci. Il élimine toute formation de grains d’argent, dont la présence est si regrettable dans les procédés pigmentaires. A l’image argentique granulée obtenue par ces derniers, il substitue une surface étale de colorant homogène. Sans doute, des perfectionnements sont-ils encore à apporter. Les pellicules utilisées sont au maximum limitées au format de la bande cinématographique de 35 millimètres. A cette dimension, elles n’excèdent pas 2 mètres de longueur (…). Cependant, si on emploie le petit appareil de cinéma d’amateur à film de 16 millimètres, la pellicule peut atteindre une longueur de 30 mètres. Mais pour la prise de vues photographiques, seul le format de 35 millimètres est susceptible d’être employé. Il s’ensuit donc que les appareils permettant l’application du procédé Kodachrome sont exclusivement ceux empruntant la bande cinématographique de 35 millimètres ».

Kodachrome outre Atlantique, Agfacalor outre Rhin, les jours des autochromes sont désormais comptés, d’autant que la firme américaine compte bien gagner le grand public, tout au moins celui que le coût de traitement des photos couleur ne rebute pas. Dans le n° 4877, daté du 22 août 1936, soit deux ans avant l’article de Robert Chenevier, on avait déjà pu voir une page de réclame pour le fameux film Kodachrome.

Fin de parcours pour les autochromes et pour L'Illustration

Dans ses dix dernières d’existence, L’Illustration va continuer, y compris pendant les années de guerre et d’occupation, à insérer des pages en couleurs. Désormais l’autochrome alterne avec les autres procédés. Les deux derniers reportages de Léon Gimpel paraissent le 2 novembre 1940 (n°5.095) et le 8 mars 1941 (n°5113). Dans le premier, « L’automne a Fontainebleau » a attiré l’œil du photographe. Dans le second, on le suit dans une promenade « De la côte basque à la côte landaise ». Sauf erreur, sa signature n’apparaîtra plus dans L’Illustration, ce qui mettra un terme à 34 ans de collaboration, et même davantage si on y ajoute sa production en noir et blanc.

Les restrictions de plus en plus sévères sur le papier spécifique et sur les encres pour l’impression des couleurs vont conduire à une réduction des photos en couleurs dans les colonnes du magazine. Réduction, mais pas disparition. Dans le n°15/22 Juillet 1944 (n°5.288-5.289), une dizaine de photos créditées Guy le Boyer illustrent les Marionnettes à la française, avec un texte de Gaston Baty, que l’on peut entrevoir dans son castelet. En guide de chant du cygne, les ultimes photographies en couleurs sont insérés dans le tout dernier numéro de l’hebdomadaire, daté des 12/19 Août 1944 (n°5.292-5.293). Peu de lecteurs pourront parcourir l’article sur Lourmarin, rédigé par Georges Rémond et illustré par Jean Clair-Guyot, photographe maison depuis les années 1920. Exceptionnellement, le spécialiste du noir et blanc a opté pour la couleur. Imprimé alors que les Alliés s’approchent de Paris, ce numéro ne connaîtra qu’un tirage restreint et une diffusion encore plus confidentielle. C’est ce qui en fait encore aujourd’hui sa rareté…et son prix.

L’Illustration ayant disparu, la parution d’autochromes semble définitivement terminée. France Illustration, dont le premier numéro sort en octobre 1945, ne s’y aventurera pas. De la couleur, il y en aura bien à partir de 1946-1947, mais parcimonieusement et avec les procédés alors en vigueur. Finalement, L’Illustration et les autochromes auront lié leur destin pendant plus de trois décennies, avant de disparaître, l’un comme l’autre victimes de la concurrence et de la marche du temps.

Pour approfondir la question

Une thèse de doctorat à consulter :
GERVAIS, T., i[L’Illustration photographique. Naissance du spectacle de l’information, 1843-1914, sous la dir. de GUNTHERT, A. PROCHASSON, C., EHESS, 2007.

Résumé : Entre 1843 et 1914, la photographie devient en France le principal mode d’illustration dans la presse et donne forme à de nouveaux objets. La production photographique se massifie, la reproduction photomécanique permet d’associer les caractères typographiques aux images argentiques et la presse s’empare de ce nouveau tandem pour illustrer ses pages. Du journal L’Illustration créé en 1843 à La Vie au grand air qui se développe à la Belle Epoque, la photographie passe du statut de support iconographique pour le graveur au vecteur principal de l’illustration de l’information. La publication d’images se multiplie dans la presse et, sous la houlette d’un directeur artistique qui agence texte et photographies, le récit de l’actualité en image se déploie sur l’espace de la page, transformant le journal illustré en magazine. Entre ces deux dates, les protocoles de l’illustration photographique sont établis et produisent une information visuelle spectaculaire.

A noter: De nombreuses pages sont consacrées aux débuts des autochromes et au rôle qu’à joué Léon Gimpel dans la mise au point et dans l’essor de l’utilisation de cette nouvelle technique. Au fil des pages, on trouve de nombreuses reproductions photographiques.

La thèse est consultable page à page (sans la bibliographie, ni l’index) ou téléchargeable (avec l’intégralité du texte, des références bibliographiques et de l’index) à l’adresse suivante :
http://www.lhivic.org/info/recherches/lillustration-photographique

Jean Paul Perrin